Magnétisme moléculaire : sonder l’anisotropie locale avec des neutrons polarisés

Magnétisme moléculaire : sonder l’anisotropie locale avec des neutrons polarisés

Un des enjeux actuels de l’ingénierie moléculaire est le stockage de l’information à l'échelle de la molécule unique. Un point-clé dans ce domaine est la maîtrise des paramètres qui régissent l’anisotropie magnétique moléculaire. Entre autre, il est indispensable de comprendre les relations magnéto-structurales qui jouent un rôle essentiel dans cette anisotropie.

Les mesures macroscopiques de susceptibilité magnétique et d’aimantation ne donnent accès qu’au comportement global du matériau d’où la nécessité d’une méthode d’investigation au niveau microscopique. Une équipe du Laboratoire Léon Brillouin a montré que la diffraction de neutrons polarisés fournit un outil très performant pour l’étude de l’anisotropie magnétique dans le domaine du magnétisme moléculaire qui permet, grâce à l’approche des tenseurs locaux de susceptibilité magnétique, de visualiser les moments magnétiques sur chaque site atomique de la molécule.

Le magnétisme moléculaire attire un intérêt croissant depuis la découverte de la première molécule-aimant, [Mn12], qui se comporte comme un aimant à l’échelle moléculaire en dessous d’une certaine température dite de blocage [1]. Une des conditions pour l’application future de ces nano-objets dans le stockage de l’information est l’existence d’une barrière d’énergie élevée entre les deux états de spin ± S, ce qui requiert une très forte anisotropie axiale. Il est donc très important de pouvoir contrôler les facteurs favorisant ce type d’anisotropie, en particulier l’influence de la géométrie moléculaire sur l’anisotropie magnétique.

L'aimantation sur chaque site atomique d'un composé anisotrope n'est pas colinéaire au champ magnétique appliqué. De plus, celle-ci varie très fortement en fonction de la direction du champ appliqué, comme le montre la figure ci-dessous pour un complexe moléculaire de Co2+. Dans ce cas les mesures magnétiques macroscopiques sont insuffisantes car elles ne donnent d’information que sur la résultante des moments magnétiques induits dans une direction fixée et ne permettent donc pas de caractériser l’anisotropie magnétique au niveau microscopique.

Les neutrons, porteurs d'un spin, sont sensibles au magnétisme par interaction dipolaire avec les moments magnétiques électroniques responsables du magnétisme dans le matériau. La diffraction de neutrons polarisés en spin permet ainsi de sonder la distribution réelle des moments magnétiques en grandeur et en direction dans la maille cristalline, en particulier pour des composés paramagnétiques fortement anisotropes.

Le développement récent au Laboratoire Léon Brillouin (LLB) d’une méthode d’analyse de ces données [2] basée sur les tenseurs locaux de susceptibilité magnétique permet de visualiser les moments induits sur les différents sites atomiques. Cette approche utilisée jusqu’à présent uniquement pour des composés inorganiques a été appliquée avec succès pour la première fois à l’étude des relations magnéto-structurales dans un composé moléculaire, [Co2(sym-hmp)2](BPh4)2 où hmp = hydroxymethylpyridine [3].

A gauche : Contenu de la maille cristallographique pour le composé [Co2(sym-hmp)2](BPh4)2] (•Co, •N, •O). Les molécules de BPh4 sont omises pour plus de clarté. A droite : Susceptibilité magnétique χ(T) en fonction de la température et aimantation M(H) en fonction du champ magnétique à T = 2K pour différentes directions de champ appliqué par rapport aux axes cristallographiques principaux.

La maille cristalline ci-dessus contient les molécules de complexe organométallique [Co2(sym-hmp)2]2+ qui sont séparées les unes des autres par les contre-ions BPh4+ et les molécules de solvant (non représentés). Le complexe est composé de deux ions Co2+ reliés par deux oxygènes pontants. Chaque ion Co2+ est au centre d’un octaèdre distordu, formé par deux atomes d’azote et quatre atomes d’oxygène. Les premières mesures magnétiques sur monocristal (Figure ci-dessus) font clairement apparaître un comportement très anisotrope qui peut être reproduit dans le cadre d'un modèle usuel de spins effectifs ½ couplés antiferromagnétiquement, selon lequel l'angle entre les deux moments locaux est de 39° [3], en bon accord avec l’expérience. Cependant ce modèle reste purement phénoménologique car il ne donne pas les vraies valeurs et orientations des moments des ions de Co2+, qui possèdent un spin 3/2.

L'expérience de diffraction de neutrons polarisés sur un monocristal de ce composé a été effectuée sur le diffractomètre 5c1 du Laboratoire Léon Brillouin (LLB) à basse température sous un fort champ magnétique appliqué selon l’axe principal a. L’analyse des données par la méthode des tenseurs locaux de susceptibilité donne accès à la valeur réelle des moments magnétiques des ions Co2+ (3 µB, comme attendu pour un spin S = 3/2) et à leur orientation par rapport à la géométrie moléculaire : les moments magnétiques obtenus sont symétriques par rapport à l’axe de symétrie principal (axe C2 b) et selon la direction perpendiculaire à l’axe de distorsion axial de l’octaèdre centré sur chaque ion Co2+. Leurs directions font ainsi un angle de 37(± 1) degrés.

Diffractomètre neutrons polarisés 5C1-VIP (LLB-Orphée) équipé d’un détecteur PSD (Position Sensitive Detector)

En conclusion, la diffraction de neutrons polarisés montre que l’anisotropie magnétique moléculaire dans ce dimère de Co2+ est gouvernée par l’anisotropie locale de chaque ion Co2+ (single-ion anisotropy). Le complexe se comporte comme un système des deux ions de spin 3/2 couplés antiferromagnétiquement, les directions des moments magnétiques locaux étant imposées par la distorsion locale de l’environnement octaédrique de chaque ion Co2+.

Cette première application de la méthode des tenseurs de susceptibilité locale à un composé moléculaire paramagnétique fortement anisotrope fait apparaître la diffraction de neutrons polarisés comme une technique particulièrement efficace et prometteuse pour l’étude et la compréhension de l’anisotropie magnétique dans le domaine du magnétisme moléculaire.


Références :

[1] Magnetic bistability in a metal-ion cluster,
R. Sessoli, D. Gatteschi, A. Caneschi, M. A. Novak, Nature 365 (1993) 1413.

[2] Determination of atomic site susceptibility tensors from polarized neutron diffraction data,
A. Gukasov & J. Brown, J. Phys. Cond. Mat. 14 (2002) 8831.

[3] Local magnetic moments in a dinuclear cobalt(II) complex by polarized neutron diffraction: beyond the effective spin (1/2) model,
A. Borta, B. Gillon, A. Gukasov, A. Cousson, D. Luneau, E. Jeanneau, I. Ciumacov, H. Sakiyama, K. Tone, and M. Mikuriya, Phys. Rev. B 83 (2011) 184429.


Contact CEA : Béatrice Gillon2

A. Borta1, B. Gillon2, A. Gukasov2, A. Cousson2, D. Luneau1, E. Jeanneau1, I. Ciumacov1, H. Sakiyama3, K. Tone3, and M. Mikuriya4

1Université Claude Bernard Lyon 1, Laboratoire des Multimatériaux et Interfaces (UMR 5615), 69622 Villeurbanne Cedex, France.

2CEA, IRAMIS, Laboratoire Léon Brillouin, CNRS UMR 12 – 91191 Gif-sur-Yvette Cedex, France.

3Faculty of Science, Yamagata University, 1-4-12 Kojirakawa, Yamagata, 990-8560, Japan.

4School of Science and Technology, Kwansei Gakuin University, 2-1 Gakuen, Sanda 669-1337, Japan.

En haut : Moments magnétiques induits sur les atomes de cobalt à 2 K par un champ H de 7 Tesla, appliqué selon l’axe a. En bas : Vue en projection selon l’axe b (seuls les premiers voisins sont représentés pour raison de clarté). Un même angle de 37° est observé entre les directions des moments et entre les axes de distorsion locale.