Spectroscopie attoseconde de photoémission

Introduction

En 1905, l’interprétation théorique de l’effet photoélectrique (émission d’un électron suite à l’absorption d’un quantum de lumière, le photon) proposée par Einstein allait révolutionner la physique. Du fait de son extrême rapidité, ce processus fondamental a longtemps été considéré comme instantané. Ce n’est que depuis une dizaine d’années que le développement des sources de lumière ultrabrève et de la métrologie attoseconde (1 as= 10-18 s) a permis d’accéder à l’aspect temporel de ce processus ultrarapide, souvent au détriment de l’aspect spatial.

Une expérience menée sur la plateforme ATTOLab au CEA Paris-Saclay par une collaboration française composée de chercheurs du groupe ATTO du CEA, du CNRS, de l’Université Paris-Saclay, de Sorbonne Université et de l’Université Lyon 1 a permis pour la première fois de reconstruire le film tridimensionnel d’un processus de photoémission, au niveau atomique et à l’échelle attoseconde.

La photoémission étant par ailleurs à la base des méthodes d’analyse spectroscopique parmi les plus fines, ces travaux ouvrent la voie à une compréhension approfondie des effets de corrélation électronique dans la matière, depuis les atomes et les molécules jusqu’aux solides, à l’œuvre notamment dans les réactions chimiques.

Publication

Anisotropic dynamics of two-photon ionization: An attosecond movie of photoemission
A. Autuori, D. Platzer, M. Lejman, G. Gallician, L. Maëder, A. Covolo, L. Bosse, M. Dalui, D. Bresteau, J.-F. Hergott, O. Tcherbakoff, H.J.B. Marroux, V. Loriot, F. Lépine, L. Poisson, R. Taïeb, J. Caillat et P. Salières, Science Advances 8(12) (2022).

Film en 3D de la photoémission d’un atome d’hélium suite à l’absorption simultané d’un photon d’extrême ultraviolet (XUV) et d’un photon infrarouge (IR). L’instant t = 0 est placé au maximum du recouvrement des impulsions XUV + IR.

Chaque instantané représente l’amplitude complexe du taux d’ionisation
(module en coordonnées polaires, phase donnée par le code couleur)

Comment voir les résonances se construire en temps réel ?

La spectroscopie nous a appris comment la mesure très précise de la forme spectrale des raies de résonance (appelée ‘profil de raie’) permet de comprendre la structure de la matière. Cependant, en tant que mesure intégrée dans le temps, les raies spectrales ne donnent que des informations indirectes sur la dynamique électronique sous-jacente. La largeur de la résonance peut être reliée à l’échelle de temps de l’excitation et de la relaxation électroniques, mais, dans le cas général, cela ne suffit pas pour accéder aux détails de la dynamique complète qui doivent être récupérés à partir d’une modélisation avancée.

Un cas typique est celui des résonances auto-ionisantes, où le système (atome, molécule, nanostructure) peut être ionisé soit directement dans le continuum, soit être piégé dans un état très excité pendant un temps très court (femtoseconde) avant d’atteindre le continuum. L’interférence entre les deux canaux se traduit par un profil de raie asymétrique, appelé profil de Fano, d’après le théoricien italien Ugo Fano qui a été le premier à modéliser ce processus.

Alors que le profil de Fano s’est avéré extrêmement efficace dans l’analyse des raies de résonance mesurées dans une grande variété de systèmes, les détails sur la façon dont le processus se déroule dans le temps sont restés insaisissables, l’échelle de temps ultra-courte en jeu empêchant les études directes dans le domaine temporel.

Ci-contre, la reconstruction expérimentale de la construction temporelle de la résonance auto-ionisante 2s2p de l’Hélium dans le spectre des photoélectrons.

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En collaboration avec deux groupes théoriques (LCPMR-Paris et UAM-Madrid), nous avons développé une nouvelle technique appelée « Rainbow RABBIT » basée sur l’ionisation cohérente multicolore par un train d’impulsions attoseconde précisément synchronisé avec une impulsion laser infrarouge. Cette technique donne un accès direct à l’amplitude spectrale et à la phase du paquet d’ondes électroniques résonant émis dans le continuum.

Une transformée de Fourier nous permet ensuite de résoudre la construction temporelle ultrarapide de la résonance auto-ionisante, révélant la décomposition du processus en deux étapes presque consécutives régies par des échelles de temps assez différentes (cf. Figure) : pendant les 3 premières femtosecondes, le canal d’ionisation directe domine ; ensuite, la voie résonante commence à contribuer à mesure que l’état doublement excité se vide dans le continuum, ce qui entraîne des interférences entre les deux canaux qui finissent par façonner le profil de Fano.

Cette technique ouvre de multiples possibilités pour étudier la dynamique ultrarapide fortement corrélée dans une variété de systèmes, depuis les molécules et les nanostructures jusqu’aux surfaces, et pour contrôler les changements de la matière au niveau le plus fondamental.

Publications :
Attosecond dynamics through a Fano resonance : monitoring the birth of a photoelectron
Gruson V., Barreau L., Jiménez-Galan Á., Risoud F., Caillat J., Maquet A., Carré B., Lepetit F., Hergott J.-F., Ruchon T., Argenti L., Taïeb R., Martín F., Salières P.,. Science 354(6313), 734-8 (2016).

Time-frequency representation of autoionization dynamics in helium
Busto D., Barreau L., Isinger M., Turconi M., Alexandridi C., Harth A., Zhong S., Squibb R.J., Kroon D., Plogmaker S., Miranda M., Jimenez-Galan A., Argenti L., Arnold C.L., Feifel R., Martin F., Gisselbrecht M., L’Huillier A., Salières P., J. Phys. B 51, 044002 (2018).

Projets associés : ANR-CIMBAAD coordonné par Pascal Salières, et ITN-MEDEA

Photoémission attoseconde en couche interne

Lors du processus de photoémission, la diffusion du photoélectron sur le potentiel ionique induit de minuscules délais d’ionisation qui constituent une sonde très fine du potentiel, de son anisotropie et de ses états résonants.

Le développement récent des techniques de spectroscopie attoseconde a permis de mesurer ces délais avec une grande précision lorsque les électrons sont émis à partir des couches de valence, relativement faciles à ioniser.

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Très peu de mesures ont été effectuées en couche interne, qui nécessitent des énergies de photon élevées plus difficiles à générer.  Pourtant, la photoémission de niveaux de coeur présente de nombreux intérêts.

Tout d’abord, ces derniers représentent une source d’électrons localisée sur un atome particulier dans une molécule, contrairement aux électrons de valence, provenant d’orbitales délocalisées ne donnant qu’une information moyennée sur le potentiel moléculaire.

Par ailleurs, la photoémission en couche interne présente une sélectivité chimique, en ‘visant’ le seuil d’absorption d’un élément spécifique, tel que l’iode ionisé en couche 4d.

Il devient ainsi possible de mesurer l’influence sur les délais d’ionisation de différents groupements fonctionnels d’une molécule contenant de l’iode, et ainsi de répondre à des questions telles que :
– Un électron 4d de l’iode met-il ”plus de temps” à être ionisé dans ICl ou CH3I ?
– Quelle est l’influence du groupement (par exemple –Cl ou -CH3) sur le parcours et la dynamique temporelle de l’électron émis ?

Enfin, les états excités de la matière produits par excitation en couche interne sont très éphémères, car ils ne subsistent que quelques femtosecondes avant désexcitation (Auger par exemple), et ouvrent de nouvelles possibilités en termes de phénomènes observables.

Projets associés : PALM MOCAPI, EC-IEF TD-PICO-MF

Mesure de délais d’ionisation par spectroscopie de coïncidence

Les délais de photoionisation attoseconde dépendent fortement du potentiel de la molécule/de l’atome considéré. Une information importante est donc la dépendance angulaire de ces délais.

Une méthode de choix pour traiter la photoionisation résolue angulairement est l’utilisation de la spectroscopie des corrélations vectorielles dans un spectromètre de type COLTRIMS. Lorsque l’ionisation moléculaire est dissociative, cette spectroscopie permet de retrouver, en quelques approximations, le diagramme d’émission polaire des électrons dans le référentiel moléculaire.

La principale difficulté liée à la technique est l’exigence d’être dans le régime « coïncidence », c’est-à-dire que bien moins d’une molécule d’intérêt se dissocie par tir laser, permettant d’associer à un fragment ionique un électron spécifique. Cela rend les expériences longues et délicates.

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Sur la ligne ATTOLab FAB10, nous avons pu mettre en œuvre la technique RABBIT tout en détectant la photoionisation par coïncidence dans un COLTRIMS.

Cette recherche a été coordonnée par le groupe de Danielle Dowek, à l’ISMO (CNRS-Université Paris-Saclay).

Ce travail a permis d’étendre le cadre théorique de RABBIT aux études résolues angulairement, d’établir des données de référence sur les délais de photoionisation des atomes de gaz rares et enfin, de jeter les bases de futures études complètes d’ionisation moléculaire.

Publication :

Joseph et al., J. Phys. B, 53, 184007 (2020).

Première polarimétrie complète des harmoniques d’ordre élevé

Simulation de la HHG induite par des champs contre-circulaires bichromatiques ultracourts : Représentation temps-fréquence de l’ellipticité harmonique, montrant l’hélicité alternée des harmoniques 3q+1 et 3q+2, mais aussi leur inhomogénéité temporelle conduisant à une dépolarisation significative.

La lumière polarisée circulairement est une sonde remarquable de la chiralité et de la magnétisation. L’avènement des impulsions ultracourtes dans les domaines de l’ultraviolet extrême (XUV) et des rayons X mous produites par la génération d’harmoniques d’ordre élevé (HHG) a ouvert la perspective d’étudier ces phénomènes aux échelles de temps naturelles (sub-) de la dynamique électronique et des interactions magnétiques avec une sélectivité atomique.

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Cependant, deux problèmes majeurs ont dû être résolus :

  • i) comment produire efficacement de la HHG à polarisation circulaire, et
  • ii) comment caractériser complètement son état de polarisation.

En ce qui concerne le point ii), une polarimétrie complète est particulièrement difficile dans le domaine XUV où la plupart des matériaux absorbent et dispersent fortement le rayonnement, et où les lames quart d’onde à large bande ne sont pas disponibles. Les recherches sur les propriétés de polarisation de l’émission harmonique ont commencé il y a 20 ans [Weihe et al, PRA 1995], mais jusqu’à présent, toutes les mesures étaient incomplètes et devaient se baser sur l’hypothèse que la lumière XUV était complètement polarisée.

La « méthode de polarimétrie moléculaire », développée par le groupe de Danielle Dowek (ISMO-Université d’Orsay) sur le synchrotron SOLEIL [Veyrinas et al, PRA 2013], est basée sur l’ionisation dissociative des molécules de NO induite par la lumière XUV. En mesurant en coïncidence l’électron et l’ion N+ émis dans un microscope réactionnel de type COLTRIMS, on détermine les distributions angulaires des photoélectrons dans le référentiel moléculaire (MFPAD) qui contiennent simultanément les trois paramètres de Stokes de la lumière XUV.

Cela permet une caractérisation complète de l’état de polarisation, avec un accès direct à la valeur absolue et au signe de l’ellipticité, ainsi qu’au degré de polarisation des ordres harmoniques individuels. L’application de cette technique à la source harmonique de 1 kHz du CEA-Saclay a constitué un véritable défi expérimental, nécessitant notamment des temps d’acquisition de 3 heures.

En ce qui concerne le point i), nous avons étudié deux schémas pour produire de la lumière XUV fortement elliptique : la HHG dans des molécules SF6 induite par un laser polarisé elliptiquement [Veyrinas et al, Faraday Discussion 2016], et la HHG dans l’argon induite par deux champs laser contrarotatifs polarisés circulairement aux fréquences fondamentale (w) et seconde harmonique (2w) du laser [Barreau et al, Nature Communications 2018]. Le premier schéma a permis de produire des ellipticités élevées mais seulement pour 2 ordres harmoniques, et avec un faible rendement de conversion.

La véritable surprise est venue du second schéma qui avait été récemment relancé [Fleischer et al., Nature Photon. 2014] en raison de son potentiel à produire efficacement une émission XUV à polarisation circulaire s’étendant aux rayons X [Fan et al., PNAS 2015]. Les ordres harmoniques 3q+1 (3q+2) étaient supposés être polarisés circulairement comme le champ w (2w), respectivement. Notre caractérisation complète a révélé des caractéristiques inattendues, telles qu’une dépolarisation significative ainsi que des écarts par rapport à la circularité.

En particulier, on considérait généralement que, dans des conditions de génération « non pathologiques », la cohérence du processus HHG se traduisait par une émission entièrement polarisée. Nous avons réalisé une étude théorique qui a démontré que les champs générateurs ultracourts ainsi que l’ionisation ultrarapide entraînent une rupture de la symétrie dynamique, ce qui se traduit par une dépolarisation et des écarts par rapport à la circularité (cf Figure).

L’importance de ces résultats est multiple : d’un point de vue fondamental, ils permettent une compréhension plus complète du processus de HHG et de ses propriétés de polarisation; d’un point de vue appliqué, ils ouvrent la voie à une source optimisée et bien caractérisée de rayonnement XUV ultra-court à polarisation circulaire, intéressant une large communauté étudiant les dichroïsmes ultra-rapides, depuis les physiciens du solide jusqu’aux chimistes.

Publications :

« Evidence of depolarization and ellipticity of high harmonics driven by ultrashort bichromatic circularly-polarized fields« 
L. Barreau, K. Veyrinas, V. Gruson, S. J. Weber, T. Auguste, J.-F. Hergott, F. Lepetit, B. Carré, J.-C. Houver, D. Dowek, P. Salières, Nature Communications 9, 4727 (2018).

« Molecular frame photoemission by a comb of elliptical high-order harmonics:a sensitive probe of both photodynamics and harmonic complete polarization state« 
K. Veyrinas, V. Gruson, S. J. Weber, L. Barreau, T. Ruchon, J.-F. Hergott, J.-C. Houver, R. R. Lucchese, P. Salières, D. Dowek,  Faraday Discussions 194, 161 (2016).