Dans leur fonctionnement, les dispositifs électroniques usuels utilisent l’accumulation (potentiel électrique) et les courants de charges électriques portées par les électrons. La spintronique fait de même avec l’autre propriété des électrons, leur spin ou moment angulaire intrinsèque.
La spintronique ouvre la voie à des appareils électroniques plus rapides et plus performants que ceux disponibles aujourd’hui. Pour que cette technologie se développe, il faut cependant trouver un moyen efficace et rapide de produire des polarisations et des courants de spin, c’est-à-dire des flux organisés d’électrons dont les spins sont alignés, et pouvant être utilisés pour coder des informations dans des matériaux magnétiques.
L’utilisation de lasers pour créer des courants de spin est une option explorée par de nombreux groupes de recherche, mais jusqu’à présent, le degré de contrôle disponible restait limité. En effet, dans les schémas actuels, le laser apporte de l’énergie au matériau, qui se redistribue ensuite via des courants de spin, principalement régis par la diffusion électronique.
Une collaboration internationale impliquant l’équipe DICO du LIDYL observe qu’une impulsion laser peut directement induire des courants de spin, et ceci très rapidement – en quelques femtosecondes seulement. Ce résultat permet de proposer de nouvelles méthodes de contrôler de façon plus flexible et précise les courants de spins en spintronique.
L’aimantation des matériaux peut être modifiée par une impulsion laser femtoseconde (~ 10-15 s), ce qui est la base d’un domaine de recherche appelé femtomagnétisme. Dans un solide ferromagnétique, les spins des électrons sont ordonnés : ils s’alignent tous parallèlement selon la direction d’un champ magnétique extérieur. Sous l’effet d’une impulsion laser, les électrons acquièrent de l’énergie et se mettent à diffuser spatialement et à évoluer entre les niveaux d’énergie du matériau. Lors de ces processus, une partie de leur orientation de spin est perdue, entrainant une réorganisation de l’aimantation au sein du matériau, ce qui crée un courant de spin (sans nécessairement entrainer un transfert net de charge). Ce processus est largement étudié car il ouvre des perspectives de contrôle de mémoires magnétiques et d’interfacer le stockage d’information et son transport avec la lumière.
Les méthodes actuelles reposent sur des phénomènes incohérents, tels que la diffusion des électrons. Le temps nécessaire à ces phénomènes est intrinsèque à chaque matériau, et est de l’ordre de 100 femtosecondes à 10 picosecondes. Comme ce temps ne dépend presque pas de la forme ou de la durée de l’impulsion laser d’excitation, les possibilités de contrôles restent assez restreintes, et les fréquences d’opération sont limitées par le matériau lui-même.
Dans cette expérience, nous réalisons une des premières mesures de dynamiques de spin à l’échelle attoseconde. La mesure est réalisée dans un échantillon constitué de 20 couches successives de cobalt et de platine en alternance, chaque couche faisant environ 1 nm. Cette alternance de couches minces de deux métaux différents présente de multiples interfaces, lieu de brisure de symétrie, à l’origine d’effets spintroniques.
La structure est d’abord excitée par une impulsion laser très courte (moins de 4 femtosecondes), ce qui déclenche un réarrangement des spins. Immédiatement après, l’échantillon est sondé par une impulsion encore plus courte (de durée attoseconde) polarisée circulairement. Cela permet de mesurer une quantité appelé dichroïsme circulaire magnétique, qui renseigne sur l’état de spin dans chacun des deux métaux. L’avancée significative de cette étude est de parvenir à mesurer cette quantité pour le cobalt et le platine simultanément, avec une résolution temporelle dans le domaine attoseconde (~ 10 -18 s).
Expérience pompe-sonde attoseconde sur une structure spintronique. L’impulsion de pompe (excitation) est polarisée linéairement, tandis que l’impulsion sonde retardée d’un temps variable de quelques fs est polarisée circulairement pour obtenir un signal de dichroïsme circulaire. Les couches de platine et de cobalt sont représentées en vert et bleu, respectivement.
Dynamique de spin dans le cobalt (bleu) et dans le platine (vert). L’impulsion laser est représentée en marron. On voit que pendant l’impulsion laser, les spins se comportent de manière opposée dans les deux métaux : il y a un transfert de spin à l’interface.
Les données montrent que le laser déclenche une modification soudaine de l’ordre magnétique dans l’échantillon. Pendant l’impulsion laser, l’aimantation des couches de cobalt diminue très rapidement : environ 10% en 2 femtosecondes, ce qui est bien plus rapide que mesuré auparavant. Plus surprenant encore, l’aimantation des couches de platine augmente simultanément de plusieurs pourcents. Ce comportement est extrêmement bien reproduit par des simulations réalisées dans la cadre de la théorie de la fonctionnelle densité dépendante du temps (TD-DFT). Ensemble, expérience et théorie suggèrent que le laser déclenche un transfert de spin allant du cobalt au platine. De manière remarquable, ce transfert de spin n’a lieu que pendant l’impulsion laser, qui dure quelques femtosecondes seulement. Ainsi, l’effet observé est fondamentalement différent de ce qui est connu jusqu’à présent : la forme et la durée du courant de spin est dictée directement par l’impulsion laser, et non plus par le matériau et la diffusion électronique.
Au-delà de l’observation d’un transfert de spin ultra-bref, ces résultats ouvrent la voie à de nouveaux schémas de contrôle de fonctionnalités spintroniques. En effet, il est relativement facile de sculpter la forme, la polarisation ou la durée d’impulsions laser. En utilisant le mécanisme démontré ici, il pourrait devenir possible de contrôler plus finement et plus rapidement les vecteurs d’information que sont les courants de spin.
Référence :
[1] « Spin Dynamics across Metallic Layers on the Few-Femtosecond Timescale «
R. Géneaux, H.-T. Chang, A. Guggenmos, R. Delaunay, F. Légaré, K. Légaré, J. Lüning, T. Parpiiev, I. J. P. Molesky, B. de Roulet, M. Zuerch, S. Sharma, M. Schultze et S. R. Leone, Phys. Rev. Lett 133, 106902 (2024)
HAL Science ouverte : .https://cea.hal.science/cea-04693950.
Contact CEA-IRAMIS : Romain Géneaux (DRF/IRAMIS/LIDYL/DICO)
Collaboration :
- M. Schultze : Institute of Experimental Physics, Graz University of Technology, Petersgasse 16, 8010 Graz, Austria
- H.-T. Chang, A. Guggenmos, T. Parpiiev, I. Molesky, B. de Roulet, M. Zuerch, S. Leone Department of Chemistry, University of California, Berkeley, California 94720, USA
- R. Delaunay : Sorbonne Université, CNRS, Laboratoire de Chimie Physique-Matière et Rayonnement, LCPMR, 75005 Paris, France
- F. Légaré, K. Légaré : Institut National de la Recherche Scientifique, Centre Énergie Matériaux et Télécommunications, Varennes, Québec, Canada
- J. Lüning : Helmholtz-Zentrum Berlin für Materialien und Energie, Albert-Einstein-Strasse 15, 12489 Berlin, Germany
- S. Sharma : Max-Born-Institute for Non-linear Optics and Short Pulse Spectroscopy, Max-Born Strasse 2A, 12489 Berlin, Germany