Décomposition en processus photoniques de la génération d’harmoniques d’ordre élevé en champ fort

Décomposition en processus photoniques de la génération d’harmoniques d’ordre élevé en champ fort

La possibilité de produire des flashs de lumière de durée attoseconde offre l’outil nécessaire pour suivre la dynamique des électrons dans les atomes, les molécules ou la matière condensée, ce qui permet de mieux comprendre l’organisation et l’évolution de tout ce qui nous entoure. Ces impulsions laser ultra-courtes peuvent être obtenues par génération d’harmoniques d’ordre élevé (GHOE), pierre angulaire de la science attoseconde. Les découvreurs au LIDYL de cette technique ont été récompensés par le Prix Nobel de Physique 2023.

Le processus est principalement compris, sous sa forme classique, comme l’interaction d’un champ laser très intense avec la matière. Une nouvelle expérience menée par l’équipe ATTO du LIDYL montre que le processus peut maintenant être aussi compris comme une superposition de processus photoniques quantifiés et simultanés. Pour ceci, deux faisceaux laser non colinéaires sont focalisés sur le milieu générateur pour produire la GHOE. En jouant sur l’intensité relative et les profils spatiaux des deux faisceaux d’entrée, il est montré que la génération d’une harmonique résulte de l’addition cohérente de plusieurs processus qui interférent : au-delà du nombre minimum de photons requis pour produire une harmonique donnée, chaque canal implique une ou plusieurs paires de photons supplémentaire, associées à la combinaison d’autant d’absorptions et d’émissions stimulées.

Un modèle très simple dénombrant les différentes voies contributives est proposé et permet de rendre compte des résultats expérimentaux. Cette approche est un nouveau pas décisif dans la longue quête d’une « image photonique » de la GHOE, qui offre de nouvelles pistes de réflexions sur les processus quantiques en jeu dans le régime en champ fort.

La science attoseconde s’appuie aujourd’hui sur des sources de lumière basées sur la génération d’harmoniques d’ordre élevé, le phénomène découvert par Anne L’Huillier au CEA en 1987 [1], qui lui a valu le prix Nobel de Physique 2023. Il s’agit d’une conversion de fréquence optique hautement non linéaire, qui s’observe lorsqu’un faisceau laser ultra-bref est focalisé dans un jet de gaz à des intensités supérieures à 1014 W/cm2. Pour de telles intensités, l’amplitude du champ électrique associé à l’onde laser est comparable au champ électrique régnant entre le cœur ionique et les électrons de valence, d’où le nom de processus de champ fort. Sa description standard, suite notamment aux travaux d’Anne L’Huillier et de ses collaborateurs [2], fait appel à la quantification de la matière, mais pas à celle de la lumière. Bien que des descriptions en seconde quantification aient également été proposées, leur utilisation reste extrêmement marginale, faute de l’identification des phénomènes spécifiques en jeu.

La GHOE partage de nombreuses propriétés avec l’optique non linéaire habituelle. En particulier, elle préserve bien la conservation des grandeurs « photoniques », comme l’impulsion, l’énergie, et les moments angulaires de spin ou orbitaux des photons. Comme remarqué dès les premières expériences en 1988 [1], le rendement de production de chaque harmonique évolue cependant de façon bien spécifique en fonction des conditions expérimentales : alors que le rendement de la génération d’harmonique habituelle décroit rapidement avec l’ordre q, et dépend de l’intensité laser génératrice comme Iq, pour la GHOE, l’intensité des harmoniques reste pratiquement constante avec l’ordre, et évolue comme Iq_eff, où qeff ~ 3.5.

Dans la nouvelle expérience réalisée, la GHOE est obtenue avec deux faisceaux non colinéaires, focalisés sur un jet atomique d’argon. Les harmoniques sont alors spatialement émises dans l’angle ouvert entre les deux faisceaux. Les différents ordres harmoniques sont séparés par un réseau dispersif et l’on observe alors, en champ lointain au niveau du détecteur, que chaque harmonique est composée d’une série de faisceaux dispersés angulairement (voir figure).

Dispositif expérimental de génération d’harmoniques d’ordre élevé (GHOE) à 2 faisceaux : les 2 faisceaux non colinéaires et formant un angle θx sont focalisés sur un jet atomique d’argon. Les différents ordres harmoniques sont séparés par un réseau dispersif. Chaque harmonique se révèle être la somme de plusieurs contributions séparées angulairement, et l’intensité de chaque spot sur le détecteur est fonction de l’angle et de l’intensité relative des 2 faisceaux.

L’intensité obtenue pour chaque faisceau présente un comportement inattendu en fonction de l’angle θx ou de l’intensité relative des 2 faisceaux : chaque faisceau apparait, puis disparait successivement, avec une intensité pouvant présenter de fortes modulations, première signature d’un processus interférentiel. De plus, lorsque le profil spatial des faisceaux laser de pompe est modifié, le profil spatial des harmoniques évolue également de façon étonnante, avec des pertes d’intensité dans un profil initialement prévu comme simplement gaussien. Ce comportement ne peut être expliqué par la simple contribution pour l’harmonique q d’un processus à q photons, nombre minimum imposé par la conservation de l’énergie.

Intensité de l’harmonique q=11 en fonction de l’intensité du deuxième faisceau (selon l’axe X) et de l’angle d’émission du sous faisceau de l’harmonique q (selon l’axe y). On observe que l’intensité de l’harmonique évolue selon ces deux paramètres, ce qui est la signature de la contribution d’évènements cohérents d’absorption-émission supplémentaires au processus à q photons.

Ces observations ont pu être reproduites par un modèle simple incluant plusieurs « chemins photoniques » pour chaque génération d’harmonique q, avec un plus grand nombre de photons que la simple addition des q photons nécessaires. S’ajoutent ainsi des processus d’énergie nulle mettant en jeu l’absorption et l’émission stimulée d’un photon supplémentaire. Le phénomène d’émission/absorption étant neutre, toutes les grandeurs telles que l’énergie, les moments angulaires, l’impulsion, etc… ne sont pas affectés. C’est la raison pour laquelle cette observation n’avait pas été faite jusqu’à présent. Contre toute attente, ces processus d’ordre supérieur apparaissent même comme les processus pouvant devenir les plus probables et influent donc grandement sur le rendement et le profil spatial des harmoniques.

Diagramme des processus identifiés pour la génération de l’harmonique q=9. L’ordre 0 (A, B et C) correspond à la contribution de q photons issus du premier faisceau, et l’ordre 1 (D et E) à la contribution de 8 photons du premier faisceau, et un photon du second faisceau incliné d’un angle θx. Les processus de type B, C, ou E impliquent l’absorption-émission d’un photon supplémentaire du faisceau incliné. Ils peuvent dominer les processus de type A ou D identifiés jusqu’à présent.

Cette description explique correctement la position des différents canaux présents sur le détecteur. La décomposition de la génération de chaque harmonique en processus élémentaires permet ensuite de rendre compte de l’ensemble des modulations d’intensité, en fonction de l’intensité relative et de l’angle d’émission des sous-faisceaux, ce qui valide l’approche.

Munis de cette nouvelle description de la GHOE, le phénomène est maintenant mieux compris et il devient possible d’envisager de nouvelles voies d’optimisation et d’imaginer des situations expérimentales originales, permettant d’exploiter en connaissance de cause sa nature quantique.

Références :

[1] Multiple-harmonic conversion of 1064 nm radiation in rare gases.
M. Ferray, A. L’Huillier, X. F. Li, G. Mainfray, and C. Manus, J. Phys. B: At. Mol. Opt. Phys., 21 (1988) L31.

[2] Theory of high-order harmonic generation by low-frequency laser fields.
M. Lewenstein, Ph. Balcou, M.Yu. Ivanov, A. L’Huillier, and P. B. Corkum. Phys. Rev. A, 49:2117, 1994.

[3] Photon pathways and the non-perturbative scaling law of high harmonic generation
Mekha Vimal, Martin Luttmann, Titouan Gadeyne, Matthieu Guer, Romain Cazali, David Bresteau, Fabien Lepetit, Olivier Tcherbakoff, Jean-François Hergott, Thierry Auguste, and Thierry Ruchon, Phys. Rev. Lett. 131 (2023) 203402.

[4] Non perturbative transverse mode coupling in high-order harmonic generation,
Martin Luttmann, Mekha Vimal, Matthieu Guer, Titouan Gadeyne, Céline Chappuis, Jean-François Hergott, and Thierry Ruchon, Phys. Rev. A 108 (2023), 053509.


Contact CEA : Thierry Ruchon (LIDYL/Atto).

Collaboration :