... Phases Magazine N° 2
L'atome circulaire de Bohr.

JANVIER 1990 N°3

Cordes et supercordes,
ou le rêve d'Einstein

Quintessence moderne des efforts des physiciens pour comprendre la structure de la matière et ses interactions fondamentales, la "théorie des cordes et des supercordes" a ouvert la voie à une investigation de questions aussi essentielles que la dimensionnalité de l'espace-temps, la grande unification ou l'évolution de l'Univers. Les théoriciens du SPhT contribuent de façon active, à la fois à la caractérisation des théories invariantes conformes qui sous-tendent la théorie des cordes, à sa renormalisation et à la construction explicite de modèles de cordes à 4 dimensions.


Figure 1 : Surface d'univers balayée par des particules en forme de corde au cours de leurs déplacements et de leurs interactions dans l'espace-temps (l'axe horizontal représente le temps l'axe vertical les dimensions d'espace). Les cordes fermées balaient des surfaces qui sont des cylindres déformés. Lorsque deux cordes se rencontrent, elles se rejoignent en formant une troisième corde : deux cylindres forment un troisième cylindre. Quand deux cordes se séparent, elles créent un trou dans la surface d'univers (D'après [2]).

La théorie des cordes sommeillait depuis plus de quinze ans quand elle s'est trouvée brusquement propulsée au premier plan de l'actualité scientifique. En 1984, deux théoriciens, Michael Green et John Schwarz, ont alors montré qu'elle pouvait fournir une nouvelle voie d'accès à un problème fondamental et resté sans réponse depuis Albert Einstein : réconcilier la mécanique quantique avec la relativité générale, unifier la théorie de la gravitation avec les autres interactions fondamentales de la matière. On peut dire que c'est le début de la réalisation d'un rêve inaccessible, le fameux "champ unique" recherché en vain par le sage de Princeton dans les vingt dernières années de sa vie. Une véritable aventure conceptuelle s'engage donc, mais avec la perspective de prolongements concrets dans la mesure où les nouveaux accélérateurs de particules comme le LEP à Genève et le SLC aux Etats-Unis, pourraient bientôt ouvrir la voie des vérifications expérimentales. Cinq ans après la percée théorique, et quelque temps avant les premiers résultats expérimentaux, on peut faire un rapide et provisoire bilan dans ce domaine où se sont lancées les meilleures écoles de physique théorique du monde entier.

L'idée centrale de la théorie des cordes est de ne plus considérer comme constituant fondamental un objet ponctuel se déplaçant dans le temps (une particule élémentaire) mais comme un objet filiforme, une corde.

La "corde élémentaire" peut s'étirer, se tordre, vibrer, se diviser ou fusionner au cours du temps en engendrant des surfaces à deux dimensions qui vont jouer dans la mécanique des cordes le rôle des trajectoires pour les particules élémentaires (Figs. 1 et 2). En fait, ces cordes sont extrêmement petites, ce qui ne permet pas de les distinguer des particules élémentaires dans toute expérience directe. Ce qui est spécifique aux cordes qui obéissent aux équations de la Mécanique Quantique Relativiste, c'est qu'elles déterminent en grande partie l'Espace-Temps dans lequel elles se meuvent et les interactions auxquelles elles sont soumises !

Il faut en effet distinguer ce qu'on appelle la "dimension intrinsèque" d'un objet comme une particule ou une corde en mouvement et la "dimension de l'espace de plongement" dans lequel elles se meuvent. Le fait nouveau, c'est le lien remarquable entre les deux. Ainsi, la théorie des cordes, dans sa première version, impliquait un espace-temps à 26 dimensions, alors que la supercorde, ou corde possédant un degré de liberté de rotation (spin), vivait dans un espace-temps à 10 dimensions. La gravitation quantique, mais aussi l'électromagnétisme et les interactions nucléaires deviennent alors de simples conséquences de la géométrie et de la quantification du mouvement de la corde. La grande intuition d'Einstein, selon laquelle la Géométrie devrait être le principe unificateur de la matière et de ses interactions, et qui fut à la base de ses découvertes des théories relativistes, prouve une nouvelle fois sa fécondité.


Figure 2 : A très petite échelle les particules élémentaires ne seraient pas ponctuelles mais auraient la forme de cordes infiniment minces. L'interaction entre deux cordes s'effectuerait par l'intermédiaire de processus de "cassure" et de "collage" et elle procéderait par échange de "bouts de cordes". Conséquence importante il n'y a plus séparation entre "constituants de la matière" et "médiateurs des interactions"; il n'y a plus qu'une seule classe d 'objets, les cordes (D'aprés [1]).

Dès les premières études sur la théorie des supercordes, il est apparu une transformation radicale du rôle de l'espace-temps : de nouvelles dimensions spatiales (six) étaient requises et il fallait imaginer un processus de "compactification" de ces dimensions supplémentaires pour comprendre leur absence à l'échelle expérimentale, même microscopique. A l'échelle où la gravitation devient unifiée avec les autres interactions, ces dimensions peuvent prendre une réalité tangible.

Cette conception s'est depuis lors encore modifiée, car la structure de l'espace-temps dans lequel se meut la supercorde apparaît encore plus versatile puisqu'elle admet plusieurs géométries différentes (de sphère, de tore ou plus complexes encore) ou peut correspondre à des géométries qui peuvent fluctuer. Le concept qui a progressivement émergé est celui d'une propriété intrinsèque de la supercorde, non dépendante de son "plongement" : l'invariance conforme, c'est-à-dire l'invariance dans les transformations d'échelle locale. C'est comme si en chaque point de l'espace-temps, la corde pouvait s'étirer ou se froncer sans changer ses propriétés observables. Et c'est cette propriété serpentine qui caractériserait au mieux l'espace de plongement. D'une certaine manière, la boucle est bouclée : déjà rendue conceptuellement caduque (mais pas en pratique bien sûr) par la Relativité, la conception newtonienne d'un espace-temps intangible dans lequel se meuvent les objets est remplacée par une définition intrinsèque venant de l'objet lui-même, de l'espace dans lequel il se meut. Mais parmi tous les "espaces invariants conformes", lequel se trouve choisi par les équations de la supercorde ? La question reste actuellement en suspens.

Elle fait suite à une première étape qui permet de recenser et étudier tous les espaces admissibles. Nul besoin d'en souligner l'enjeu ! Il s'agit rien de moins que de comprendre pourquoi ce bas-monde "vit" en quatre dimensions et peut-être de saisir les clés profondes de notre univers. Beaucoup d'obstacles sont encore à franchir mais pourquoi se priver du plaisir de rêver avec notre vieil et respecté ami Einstein !


Pour en savoir plus :

[1] R. Walgate "L'univers est-il fait de cordes ? La Recherche n° 173 (1986) p. 116 - 119
[2]M.B. Green "Les supercordes" Pour la Science n°109 (1986) p. 70 - 83
[3] A.M. Poliakov, Phys. Lett. B 103 (1981) 207 - 211
[4] M.B. Green et J.H. Schwazz, Phys. Lett 136B (1984) 367 - 370 et Nucl. Phys B243 (1984) 285 - 306

Contact :

R. Peschanski, DPhG / SPhT

Le Comité de rédaction


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