La spectroscopie utilise largement les effets de polarisation de la lumière pour explorer la structure électronique d'atomes, molécules ou de solides. En particulier une polarisation circulaire indique que la lumière porte un moment angulaire de spin (MAS) non nul, permettant les spectroscopies de dichroïsme circulaire. Un autre mode de polarisation, où le front d'onde est en rotation, est défini par son moment angulaire orbital (MAO). Ces deux moments angulaires (MAS et MAO) portés par les photons sont quantifiés par valeurs entières.
De façon étonnante, il a été récemment établi qu’on peut définir d’autres types de moment angulaire pour les faisceaux de lumière, tout aussi valides. Certains faisceaux, dont la polarisation est topologiquement équivalente à un ruban de Möbius (avec une périodicité d'une double rotation du front d'onde pour retrouver la situation initiale), portent ainsi un moment angulaire généralisé (MAG = MAO+1/2 MAS) quantifié par valeurs demi-entières : 1/2, 3/2, etc.
Ici, des expériences, menée par l'équipe ATTO du LIDYL et leurs collègues, montrent que le MAG peut être transféré à des harmoniques d'ordre élevé, et que les harmoniques conservent la topologie exotique du champ générateur. Ces travaux ouvrent de nouvelles possibilités en spectroscopie atomique et moléculaire, en particulier pour l'étude d’objets chiraux.
Au-delà de sa polarisation, indiquant la direction des oscillations du champ électrique (associée au moment angulaire de spin – MAS), la lumière peut également porter un moment angulaire orbital (MAO), relié à la structure spatiale de son front d'onde. Ainsi lorsque la surface équiphase de l’onde lumineuse s’enroule en hélice, comme une vis sans fin, l’onde porte du moment angulaire orbital. On dispose ainsi de deux types bien distincts de moment angulaire (MAS et MAO) pouvant être portés par la lumière, ayant des effets spécifiques lors de leur interaction avec la matière. Ils sont utilisés de façon complémentaire dans de nombreuses applications, de l’encodage d’information à l’intrication quantique ou encore la spectroscopie.
Pour chaque photon d'un faisceau lumineux, les deux moments angulaires sont quantifiés : la mesure de leurs projections sur l’axe de propagation se distribuent sur des valeurs entières de ℏ. Ainsi,
- les photons d'une onde plane polarisée circulairement droite ou gauche portent une valeur de MAS ± ℏ et un MAO nul.
- les photons associés à un faisceau ayant un front d’onde en simple hélice droite ou gauche et polarisé linéairement portent un MAO de ± ℏ, et un MAS nul.
Les expériences montrent que le MAS est conservé lors de la génération, d’harmoniques d’ordre élevé (GHOE) par une interaction lumière-matière extrêmement non linéaire. L'équipe du Laboratoire Interactions, DYnamiques et Lasers (LIDYL) a récemment montré que le moment angulaire orbital (MAO) est également conservé lors de la génération d'harmonique de ce type (*).
Il a ensuite été remarqué qu’il existe des faisceaux lumineux dont la structure est topologiquement non triviale, et pour lesquels les deux types de moment angulaire (MAS et MAO) sont intriqués : l'état du photon n'est alors plus vecteur propre des deux opérateurs de moments angulaires MAS et MAO, mais d’un nouvel opérateur, combinaison linéaire de MAS et MAO, appelé Moment Angulaire Généralisé (MAG). Curieusement, alors que les valeurs propres de MAS et MAO sont entières, le MAG combinaison de (MAO +1/2 MAS) possède des valeurs propres demi-entières. La question en suspens était le rôle de cette nouvelle quantité dans les interactions lumière-matière : simple construction mathématique ou grandeur aussi fondamentale que les moments angulaires de spin et orbital ?
Expérimentalement, des faisceaux laser possédant une structure « en ruban de Möbius de polarisation », et porteur d'un MAG de ℏ/2 ont été générés sur l’installation ATTOLab du LIDYL, et utilisés pour produire des harmoniques d'ordre élevé (GHOE). L'étude détaillée de la structure des harmoniques générées montre que le moment angulaire fractionnaire du faisceau fondamental infrarouge est transféré vers ces harmoniques dans l’extrême ultraviolet, et la structure en ruban de Möbius préservée lors de la conversion. Les photons de l’harmonique d’ordre q portent un MAG qℏ/2, et leurs MAO et MAS sont intriqués (figure ci-dessous). Le MAG apparaît donc comme un moment angulaire de la lumière parfaitement valide, au même titre que le MAO et le MAS. Désormais, il peut être manipulé comme eux dans des expériences d’interactions lumière/matière non-linéaires.
Au-delà des liens ainsi établis entre optique quantique et optique extrêmement non linéaire, ces résultats ouvrent la voie à de nouvelles méthodes d’ingénierie du moment angulaire et ainsi à de nouvelles spectroscopies : accès à des états spécifiques selon de nouvelles règles de sélection, études de molécules chirales…
Référence :
« Nonlinear up-conversion of a polarization Möbius strip with half-integer optical angular momentum, Extreme optics with fractional-order singularities »
M.Luttmann, M. Vimal, M. Guer, J.-F. Hergott, A.Z. Khoury, C. Hernández-García, E. Pisanty, Thierry Ruchon, Science Advances 9 (2023) eadf3486 – arXiv:2209.00454.
(*) Voir aussi : « Des impulsions lasers harmoniques XUV attosecondes porteuses d'un moment angulaire orbital : la visseuse-dévisseuse laser ! » (2016).
Contact CEA-IRAMIS : Thierry Ruchon (Lidyl/Atto).
Collaboration :
- Université Paris-Saclay, CEA, CNRS, Laboratoire Interactions, Dynamiques et Lasers (LIDYL), 91191 Gif-sur-Yvette, France
- Grupo de Investigación en Aplicaciones del Láser y Fotónica, Departamento de Física Aplicada, University of Salamanca, Salamanca E-37008, Spain
- Instituto de Física, Universidade Federal Fluminense, 24210-346 Niterói, RJ, Brazil
- Department of Physics, King’s College London, Strand Campus, WC2R 2LS, London, UK.