... Phases Magazine N° 21
Des harmoniques plus vives que l'éclair

DÉCEMBRE 1999 N° 22

Turbulence ?
Oui, mais par intermittence


Figure 1 : Spot Turbulent : On observe sur la figure un « spot turbulent », domaine au sein duquel l’écoulement apparaît désordonné, entouré d’un écoulement laminaire. Les contours de ce spot se déforment au cours du temps, mais la part de l’écoulement qu’il occupe, la fraction turbulente, demeure essentiellement constante.

Le Groupe Instabilité et Turbulence du SPEC étudie expérimentalement la transition du régime laminaire au régime turbulent d’un écoulement modèle.

Que ce soit dans les écoulements atmosphériques, dans les circuits de refroidissement, ou encore autour d’un avion, les écoulements d’eau, d’air ou de tout autre fluide sont tantôt laminaires (calmes et réguliers), tantôt turbulents (désordonnés). Tout écoulement est caractérisé par un nombre sans dimension, le nombre de Reynolds, R, qui rapporte la vitesse et la géométrie de l’écoulement à la viscosité du fluide en mouvement. Il est laminaire à faible nombre de Reynolds et devient turbulent quand on augmente celui-ci, par exemple en accroissant la vitesse du fluide. On parle alors de transition vers la turbulence.

Pour de nombreux écoulements comme par exemple celui de l’eau dans une canalisation, la transition se produit de façon brutale et conduit à une dynamique spatio-temporelle complexe. On parle de transition sous-critique pour laquelle il n’existe à ce jour aucun cadre formel de description. Ainsi, si nos conduites d'eau à domicile étaient transparentes, nous serions tous à même d'observer la présence de spots turbulents, (Fig. 1), dont la présence est une des manifestations les plus remarquables de ces transitions vers la turbulence.

Ecoulement de Couette plan

L’écoulement est obtenu dans l’entrefer d’une courroie sans fin transparente (1), guidée par des palets (2), animée d’une vitesse uniforme, et immergée dans une cuve remplie d’eau. On obtient un écoulement plan, uniformément cisaillé, entre deux parois se déplaçant à vitesses +U et –U. La longueur utile de l’écoulement est de 1 mètre et l’épaisseur de la couche de fluide cisaillée est  2h = 7mm. Le paramètre de contrôle, qui pilote la transition est le nombre de Reynolds R = Uh/n, où n est la viscosité. L’écoulement est ensemencé de fines paillettes argentées éclairées par un laser. Leur fonction est de traduire les mouvements de l’écoulement, qui diffèrent du cisaillement initial. Un système d’acquisition et de traitement d’images permet une caractérisation quantitative de la transition.

Une équipe du SPEC s’est consacrée à l’étude expérimentale de la transition vers la turbulence dans l’écoulement de Couette plan (voir encart), prototype des transitions sous-critiques en hydrodynamique. Non perturbé, l'écoulement demeure laminaire. Si on le perturbe par une injection d'eau perpendiculaire à la courroie, on peut observer selon les cas une relaxation instantanée de la perturbation ou la formation d'un spot turbulent stable ou métastable (Fig. 1). On suit son évolution en mesurant la fraction turbulente au cours du temps (Fig. 2). Lorsque le nombre de Reynolds demeure inférieur à un premier seuil, R < Ru, la perturbation relaxe toujours instantanément. Pour Ru < R < Rc, soit la perturbation relaxe instantanément, soit elle donne naissance à un spot turbulent métastable, qui disparaît après un long transitoire. Pour R > Rc, en plus des deux comportements précédents, le spot turbulent peut être stable et se maintenir indéfiniment.


Figure 2 : Fraction turbulente au cours du temps. (Ru=312 ; Rc=325)

Lorsque pour un même nombre de Reynolds, plusieurs évolutions temporelles sont possibles, celles-ci dépendent du type et de l’amplitude de la perturbation.

Cette dépendance est extrêmement sensible et seule une étude statistique de la réponse de l’écoulement a un sens. Pour un type de perturbation donné, on ne peut qu’estimer la probabilité d’obtenir telle ou telle évolution en fonction de l’amplitude de la perturbation.

Ces caractéristiques essentielles de la réponse de l’écoulement à la perturbation localisée du jet, existence de longs transitoires, métastabilité, forte sensibilité à la nature de la perturbation  ont pu être modélisées par un système dynamique purement temporel, obtenu par une équipe du MIT en 1997 (Waleffe F., Phys of Fluids 9 (4), 1997).

On s’intéresse également à la dynamique de coexistence entre domaines turbulents et laminaires. On observe que les domaines laminaires ne deviennent turbulents qu’au contact d’un autre domaine turbulent. A l’inverse, de nouveaux domaines laminaires apparaissent spontanément au sein des domaines turbulents.


Figure 3 : Fraction turbulente moyenne à la transition

Ces comportements définissent une dynamique dite d’intermittence spatio-temporelle (IST), que l’on observe dans plusieurs modèles déterministes, étudiés depuis plusieurs années au SPEC par H. Chaté et P. Manneville. Or, ces mêmes propriétés se retrouvent dans d’autres modèles, probabiliste cette fois, qui servent de référence dans l’étude des transitions de phase hors équilibre. Cette observation a conduit Y. Pomeau en 1986 à proposer la conjecture suivante : on doit pouvoir décrire la transition vers un régime d’IST dans un système déterministe en terme de transition de phase.

Expérimentalement, il est possible de mesurer un paramètre d’ordre en moyennant la fraction turbulente dans le temps, que ce soit pour les régimes transitoires ou permanents. On observe sur la figure 3 que la variation de ce paramètre d’ordre selon R est discontinue à la transition. Ainsi, si transition de phase il y a, elle est du premier ordre.

Cette étude a permis d’isoler les caractéristiques essentielles de la transition. Elle a montré que, moyennant une analyse statistique, la réponse de l'écoulement à une perturbation localisée finie peut encore être décrite dans le cadre de la théorie des systèmes dynamiques. Enfin, elle a mis en évidence une dynamique spatio-temporelle particulière, qui autorise la définition d'un paramètre d'ordre et suggère une analyse en terme de transition de phase.

La question de la description de la transition vers la turbulence en terme de transition de phase est posée et de nouvelles expériences sont en cours pour tenter d’y répondre plus précisément.


Pour en savoir plus :

O. Dauchot & F. Daviaud, Phys. Fluids 2, (1995).
S. Bottin, F. Daviaud, P. Manneville, & O. Dauchot, Europhys. Lett. 43, (1998).
S. Bottin, H. Chaté, Eur. Phys J. B 6, 143 (1998)
P. Bergé, Y. Pomeau et C. Vidal, L’espace chaotique, Hermann (1998).

Contact :

Olivier Dauchot, François Daviaud, SPEC, CEA Saclay.

Le Comité de rédaction


Phases Magazine N° 22
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