...Phases Magazine N° 9
L'Electronique à un électron

JANVIER 1993 N°10

Les modes de vibration des fractales : les fractons dans les aérogels  

Le concept de fractale était déjà connu des mathématiciens au début du siècle. Il a fallu l'œil perçant de Benoît Mandelbrot pour qu'on s'aperçoive que cette approche nouvelle pouvait être très fructueuse dans de nombreux domaines de la nature. La distribution des galaxies, des tailles des cratères sur la lune ou Mercure, la forme des arbres ou des coraux, des côtes littorales et des fleuves, le trajet d'une particule en mouvement Brownien sont quelques illustrations de cette description géométrique unificatrice. Au Laboratoire Léon Brillouin, en collaboration avec des chercheurs d'I.B.M. Zürich et du Laboratoire de Science des Matériaux Vitreux de l'Université de Montpellier II, nous nous sommes intéressés aux aérogels de silice, qui ont une structure fractale.


Figure 1 : Aspect macroscopique des aérogels de silice. Le faisceau laser traverse l'échantillon préparé dans des conditions basiques (à gauche). La lueur bleue est due à la diffusion Rayleigh. L'échantillon à droite a été préparé dans des conditions neutres. Les différences visuelles sont dues à la taille des particules qui sont plus grandes dans l'échantillon de gauche (photo R. Vacher).

Une propriété importante de ce genre d'objets est la densité d'états vibrationnels Z(w) : pour une valeur w de la fréquence, Z(w)dw donne le nombre de vibrations de réseau dans un intervalle de longueur dw autour de w. Pour des objets ayant une géométrie fractale, il existe une prédiction théorique d'Alexander et Orbach (1982) selon laquelle la densité d'états de vibration doit suivre une loi d'échelle Z(w) ~ wd-1, où d est appelée la dimension spectrale, d < D < d ; d est la dimension Euclidienne, égale à 3 ici. La dimension fractale ou de Hausdorff D décrit uniquement la géométrie. Par contre la dimension spectrale d est déterminée à la fois par la géométrie et la connectivité topologique à l'intérieur du matériau. En général, la géométrie fractale est limitée à un intervalle de distances. Aux plus courtes distances, on entre dans le domaine des particules dont l'objet est composé. Par exemple, dans les aérogels de silice, ces particules sont des billes plus ou moins sphériques de quelques Angström de diamètre. Aux très grandes distances, le système devient homogène. En conséquence, on trouve également trois régimes dans la densité d'états, séparés par des régions de transition : les phonons dans le régime des grandes longueurs d'onde (Z(w) ~ w2 ; w £ w1), les "fractons (Z(w) ~ wd-1 ; w1 £ w £ w2) et les modes de vibration des particules (w2 £ w).


Figure 2 : Visualisation d’un fracton sur un réseau de percolation de sites à 2 dimensions obtenu par simulation numérique et illustrant la localisation (d'après Yakubo et Nakayama).

A la différence des phonons, les fractons sont des modes fortement localisés qui se propagent difficilement. C'est un processus de localisation similaire qui protège les arbres contre les rafales de vent. Pour une fréquence donnée, seule une partie de la structure entrera en résonance, ce qui limite fortement les oscillations qui sollicitent l'arbre entier. Cette localisation donne aux aérogels de silice une bonne qualité d'isolant thermique qui est à la base de leurs applications industrielles.

Depuis 1987, on essaie de vérifier expérimentalement ces prédictions par diffusion de lumière (diffusion Brillouin, diffusion Raman) et par diffusion de neutrons. La difficulté expérimentale vient de la nécessité d'avoir une bonne résolution en énergie et des échantillons dont la géométrie fractale est bien établie et caractérisée. Les aérogels de silice, préparés à l'Université de Montpellier remplissent tout à fait cette dernière condition et sont, de ce point de vue, uniques au monde. Nous avons donc entrepris au L.L.B. une étude systématique de la densité d'états des aérogels de silice par diffusion de neutrons.


Figure 3 : Densité d'états Z(w) pour les échantillons préparés dans des conditions neutres et ayant une densité p = 210 kg/m3; O MIBEMOL; - IN13;...IN11; --- dynamique de flexion et étirement.

En 1990, nous avons pu finir les mesures de la densité d'états pour les échantillons préparés en conditions neutres et basiques. Les résultats couvrent tout l'intervalle en énergie actuellement mesurable (2 µeV - 20 meV), c'est à dire 4 décades et ont été obtenus en combinant les spectromètres IN11, IN13 (I.L.L. Grenoble) et le spectromètre à temps de vol MIBEMOL du L.L.B. La grande surprise a été que la densité d'états ne se décrit pas avec une seule dimension spectrale mais deux (dS = 2.2 et db = 1.3) : la structure vibrant selon des modes d'étirement (stretching) dans le squelette ou de flexion (bending) dans les bras morts. Cette hypothèse suggérée par des simulations numériques permet de rendre compte de tous les résultats.

Récemment, nous avons obtenu des échantillons constitués de petites billes de silice avec des rayons bien calibrés de 47, 80 et 135 Angström. Dans ces échantillons les particules sont donc très bien connues. L'étude de ces échantillons est en cours. Elle permettra de bien comprendre et d'isoler les modes de particules et s'inscrit dans notre étude de l'influence de la microstructure sur la densité d'états. Une étude systématique de l'influence du mode de croissance (agrégation limitée par la diffusion ou percolation) sur la dynamique complétera l'ensemble déjà très varié des données sur ces objets fascinants.

Les aérogels

Pour obtenir un aérogel, on part d'un alcoxysilane dans une solution d'eau et d'alcool : par exemple le tétraméthoxysilane dans l'eau et le méthanol.
L'eau hydrolyse les groupes O-CH3 :

Par l'intermédiaire des fonctions -OH une polycondensation se produit :

Comme le suggère cet exemple la quadrifonctionnalité de la molécule Si(OH)4 permet de construire des réseaux tridimensionnels réticulés avec des nœuds. Au seuil de percolation (apparition d'un amas infini), on obtient un alcogel. Pour en faire un aérogel, il faut le sécher. Cependant la structure fractale du gel est tellement fragile que la seule tension de surface à l'interface vapeur-liquide suffit à la détruire. Pour préserver la structure, on sèche donc le gel dans un environnement hypercritique (c.à.d. à une température plus haute que le point critique). On peut ainsi préparer des aérogels de très faible densité (p.ex. 20 kg/m3), ce qui est la signature de la grande échelle de distances sur laquelle ils sont fractals.


Pour en savoir plus :

R. Vacher, E. Courtens, G. Coddens, A. Heidemann, Y. Tsujimi, J. Pelous et M. Foret; Cross-overs in the density of states of fractal aerogels; Phys. Rev. Lett 65 (1990) 1008-1011.
R. Vacher, E. Courtens, G. Coddens, J. Pelous et T. Woignier, Neutron-spectroscopy measurement of a fracton density of states; Phys. Rev. B 39 (1989) 7384-7387.

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G. CODDENS.

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