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MAI 1989 N° 1

Polymères à deux dimensions et transformations conformes


Figure 1 : Mouvement brownien à 2 dimensions. Les points multiples sont très nombreux. En fait, une courbe infinie couvrirait tout le plan puisque sa dimension fractale est 2.

L'étude théorique des polymères est un problème difficile. Un grand pas a été fait lorsque de Gennes a suggéré l'utilisation des méthodes de la théorie des champs. Un nouveau progrès semble avoir été accompli avec le développement des théories conformes. D'ores et déjà, elles ont permis l'obtention de résultats importants pour les polymères à deux dimensions.

Les chaînes polymères sont faites de la répétition linéaire d'une séquence chimique particulière, le "monomère". L'aspect dans l'espace d'une très longue chaîne est celui d'un fil très enchevêtré. Une première approximation géométrique de cette courbe est le mouvement brownien : en effet, sur quelques séquences chimiques, les corrélations d'orientation entre monomères sont effacées et la chaîne polymère apparaît comme faite de pas indépendants. Dans la limite d'une grande chaîne, cette décorrélation donne un mouvement brownien qui se présente comme une courbe erratique avec de nombreux retours en arrière (Fig. 1).


Figure 2 : Configuration "typique" à 2 dimensions d'une chaîne auto-évitante de 2000 pas. L'aspect est beaucoup plus aéré que dans le cas brownien (dimension fractale voisine de 1,4).

Cependant, une chaîne polymère dans un bon solvant a une forte tendance à s'auto-éviter. En effet, la thermodynamique favorise le contact des monomères avec le solvant, ce qui équivaut à une répulsion entre monomères. Cet effet de "volume exclu" est cumulatif et change complètement pour une longue chaîne l'espace des configurations accessibles. Sur un réseau discret, on peut modéliser cet effet en considérant des chaînes "auto-évitantes": deux points de la chaîne n'occupent jamais le même site du réseau, et à part cela, toutes les configurations ont le même poids statistique (Fig. 2). Le mouvement brownien à deux dimensions ne fournit donc pas une bonne description du polymère; par contre, il peut raisonnablement être considéré comme la projection plane d'un polymère tri-dimensionnel.

La description des propriétés géométriques moyennes d'une très longue chaîne auto-évitante ou d'un mouvement brownien apparaît comme un pur problème de probabilités qui s'avère mathématiquement très difficile.

En deux dimensions d'espace cependant, tout un ensemble de résultats exacts viennent d'être obtenus dans notre Service par les méthodes d'invariance conforme. Un modèle statistique à son point d'échelle est invariant par transformation d'échelle : il n'y a plus d'échelle de longueur dans le système car la longueur de corrélation est alors infinie. Polyakov, dès 1970, a fait la remarque qu'un système critique doit également être invariant sous toutes les transformations qui sont localement des rotations ou des dilatations. Ce sont ces transformations qui engendrent le groupe conforme. A deux dimensions, ce groupe est très grand et correspond à toutes les transformations analytiques du plan complexe. L'invariance induit alors des contraintes mathématiques très fortes et permet d'en déduire de nombreuses propriétés universelles.

Par exemple, pour un polymère en étoile fait de L branches liées chimiquement, le nombre de configurations auto-évitantes croît avec la longueur avec un exposant critique gL qui dépend uniquement du nombre de branches et dont la valeur exacte, non évidente, est

gL = [68 + 9L(3-L)] / 64

De même, pour plusieurs mouvements browniens issus d'origines voisines, la probabilité de non recoupement en fonction du temps décroît avec le temps suivant une loi de puissance dont l'exposant zLest lui aussi universel et ne dépend que du nombre L de chemins

zL = (4L2 - 1) / 24

La comparaison des prédictions théoriques avec les résultats de simulations numériques est excellente. La comparaison avec l'expérience est malheureusement plus délicate, car les signaux des systèmes critiques de surface sont difficiles à détecter. Les nouveaux polymères cristaux liquides smectiques (voir Phases n° 2) apporteront peut-être une confirmation expérimentale de ces résultats.

Cet exemple n'est qu'un cas particulier d'application des théories conformes. Leur intérêt s'étend à bien d'autres problèmes de Physique Statistique, et déjà de nombreux résultats ont été obtenus pour les systèmes critiques bidimensionnels pour lesquels le groupe conforme est particulièrement astreignant comme nous l'avons déjà souligné. Plus encore, la mathématique sous-jacente apparaît également dans des domaines très éloignés, ce qui permet d'utiliser d'autres méthodes de résolution. C'est le cas de la théorie des "cordes" et des "supercordes" en Physique des Particules qui, en dépit d'espoirs déçus concernant son unicité, reste actuellement le principal moyen pour aborder la "grande unification". 


Pour en savoir plus :

Belaim A.A., Polyakov A.M., Zamolodchikov A.B., Nucl. Phys. B 241, 333 (1984).
Cardy J.-L., Phase transitions and critical phenomena, eds. C. Domb et J.-L. Lebowlz, vol. 11, Academic Press (1987)
Duplantier B., Salem H., Nuel. Phys. B 2W, FS 20, 291 (1987).
Duplantier B., Le mouvement brownien, Journée annuelle de la Société Mathématique de France (1989).

Contact :

Bertrand DUPLANTIER, DPh /SPT.

Le Comité de rédaction


Phases Magazine N° 2
Conformation des polymères cristaux liquides en peigne ...