...Phases Magazine N° 10
Un regard indiscret du laser sur les collisions atomiques

JUIN 1993 N°11

La traque de l'iridium : d'étranges coïncidences


Photo : Mise en évidence de la fine couche d'argile marquant la transition entre les calcaires de l'ère secondaire et ceux de l'ère tertiaire dans le site italien de Gubbio.

Les extinctions massives des grands reptiles qui ont marqué la fin de l'ère secondaire ont été successivement attribuées à la chute d'une énorme météorite puis à un gigantesque cataclysme volcanique. Dans les deux hypothèses, l'iridium, l'un des éléments les plus rares de la croûte terrestre (0.1 mg/tonne en moyenne), semble jouer un rôle clé. Une équipe du Laboratoire Pierre Süe (LPS) a développé un procédé instrumental afin de doser cet élément dans les échantillons géologiques.

Au début des années 80, l'iridium est considéré comme un bon marqueur de la matière extra-terrestre, où il est relativement abondant, et donc de la poussière cosmique qui se dépose régulièrement sur terre ; d'où l'idée de l'utiliser comme chronomètre du temps de dépôt de la fine couche d'argile de quelques centimètres qui marque la transition entre les calcaires de l'ère secondaire et de l'ère tertiaire (notre photo). Les dosages d'iridium effectués par activation neutronique donnent pour les sites de Gubbio (Italie), Stevns Klint (Danemark) El Kef (Tunisie) et Woodside Creek (Nouvelle Zélande) par exemple, des teneurs anormalement élevées, de plusieurs mg/tonne, équivalant à la matière cosmique déposée en cinq millions d'années. Or, quelques centimètres d'argile correspondent à un dépôt de quelques milliers d'années. Aussi, à partir de résultats concernant des sédiments de Gubbio, Luis Alvarez et ses collaborateurs firent-ils en 1980 l'hypothèse d'un apport brutal de matière extra-terrestre par la chute d'une météorite d'environ dix kilomètres de diamètre.

La controverse

Cette communication relança une vieille querelle qui partage la communauté des Sciences de la Terre entre "catastrophistes" et "gradualistes" : ces derniers, majoritaires chez les paléontologues, pensent que les extinctions massives d'espèces comme celles des grands reptiles qui ont marqué la fin de l'ère secondaire ont été lentes et progressives. Différents scénarios, moins brutaux que la collision avec un bolide céleste, ont alors été proposés pour expliquer les phénomènes survenus au cours de cette période troublée de l'histoire de notre planète. Parmi ceux-ci, figure en bonne place un scénario "volcanique" qui repose sur les immenses coulées de lave des Traps du Deccan en Inde. En effet, des travaux de datation par paléomagnétisme, effectués par Vincent Courtillot et son équipe de l'IPG Paris, ont montré que ces laves correspondent à une activité volcanique intense et prolongée qui couvre la période allant de la fin du Secondaire au début du Tertiaire.

D'heureuses coïncidences

En collaboration avec le service des Observatoires Volcanologiques de l'Institut de Physique du Globe, une équipe du LPS a entrepris une étude sur les rejets atmosphériques des grands édifices volcaniques à travers l'analyse des gaz condensés artificiellement sur des tubes de verre ou dans des incrustations naturelles. Les échantillons prélevés sur différents volcans dont l'Etna (Sicile), l'Erta Ale (Ethiopie), le Momotombo (Nicaragua), le Poas (Costa Rica), l'Ardoukoba (République de Djibouti) et le Piton de la Fournaise (Ile de la Réunlon) sont conditionnés en poudre, puis irradiés dans le réacteur OSIRIS pendant quelques heures, et introduits dans le spectromètre gamma. Des activités des différents isotopes produits par irradiation, on déduit les concentrations des éléments chimiques.


Figure 1 : Principe du dosage de l'iridium. Utilisation des cascades entre les principales émissions g à 316 keV et 468 keV.


Figure 2 : L'analyse biparamétrique permet de détecter simultanément plusieurs évènements coïncident produits par des isotopes de différents éléments : ici 192Ir et 75Se.

La sensibilité de ce procédé classique (1 mg/tonne) est insuffisante pour le dosage de l'iridium. La limite de détection de 192Ir, utilisé pour l'analyse, est surtout liée au "fond" continu produit par la diffusion Compton des autres isotopes présents dans l'échantillon. Pour réduire ce "fond" de manière purement instrumentale et améliorer ainsi la sensibilité de la détection, on analyse les coïncidences "vraies" entre les deux transitions majeures de 192Ir à 316 et 468 keV (Fig. 1). Dans le spectre biparamétrique ainsi obtenu (Fig. 2), le fond est réduit aux coïncidences aléatoires et le seuil de détection considérablement amélioré (facteur 100 à 1000). Cet analyseur permet en outre le dosage simultané de différents éléments : comme Ir et Se dans l'exemple de la figure 2, mais aussi Co, Cu et Ag.

L'iridium de la Fournaise

Les résultats ont été spectaculaires : tous les échantillons ont donnés des teneurs en iridium inférieures au seuil de détection, sauf ceux du Piton de la Fournaise où les concentrations en iridium atteignent plusieurs mg/tonne. Ces résultats viennent confirmer ceux des Américains obtenus pour le Kilauea à Hawaï et montrent qu'un certain type de volcanisme dit de "point chaud" est générateur d'iridium à la surface de la Terre. Par ailleurs, ces résultats s'intègrent parfaitement dans le scénario volcanique de la crise Crétacé-Tertiaire puisque le Piton de la Fournaise est situé dans la zone d'activité du point chaud qui aurait engendré les laves du Deccan, il y a 65 millions d'années.

Bilans et perspectives

Aujourd'hui, I'iridium n'est donc plus considéré comme le marqueur exclusif de la matière extra-terrestre. Délaissant l'iridium, différents travaux se sont orientés vers la recherche de meilleurs marqueurs de la matière cosmique. Parmi ces travaux, ceux d'une équipe du Centre des Faibles Radioactivités de Gif-sur-Yvette ont mis en évidence des spinelles riches en nickel, comparables aux sphérules cosmiques des poussières météoritiques.

Malgré les Traps du Deccan et malgré l'iridium de la Fournaise, aucun scénario volcanique ne peut cependant rendre compte des différentes anomalies géochimiques et minéralogiques observées à la limite Crétacé-Tertiaire. Récemment, on a découvert la trace d'un cratère d'impact dans la presqu'île du Yucatan au Mexique, dont les dimensions et l'âge sont compatibles avec l'hypothèse d'Alvarez. Mais si cette collision a effectivement eu lieu, pourquoi l'anomalie n'est-elle pas plus intense à proximité du site ? Si la matière extra-terrestre a été répandue presque uniformément à la surface du globe, où se trouve la matière terrestre éjectée qui l'aurait accompagnée ? La violence d'une telle collision est-elle compatible avec la présence de poussière de diamants ou d'acides aminés d'origine extra-terrestre qui auraient difficilement résisté à l'explosion ? Plusieurs questions de ce type restent sans réponse.


Pour en savoir plus :

L.W. Alvarez, W Alvarez, F. Asaro and H.V. Michel, Extraterrestrial cause for the Cretactous/Tertiary extinction, Science 208(1980)1095.
V. Courtillot, J. Besse, D. Vandamme, R. Montigny, J.J. Jaeger and H. Cappetta, Deccan flood basalts at the Cretaceous/Tertiary boundary, Earth and Planetary Science Letters 80(1986)361.
Pourquoi les dinosaures ont-ils disparu ? Pour la Science, volume 158, Décembre 1990 : Un impact d'origine extraterrestre par W. Alvarez et F. Asaro : Une éruption volcanique ? par V. Courtillot.

Contacts :

G. Meyer, D. Piccot  : Laboratoire Pierre Süe.
R. Rocchia : Centre des Faibles Radioactivités.
J.P. Toutain : Observatoire du Piton de la Fournaise.

Le Comité de rédaction


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