Prologue

De la fenêtre du métro, hier, j’ai vu une affiche pour un nouveau groupe de rock: Les passagers. On y voyait quatre jeunes gens assis sur un banc, l’air ennuyé, qui regardaient marcher une vieille dame.

L’affiche disait : « Nous sommes tous des passagers en partance pour nulle part ». Ils ont presque raison ; oh, mon dieu, s’ils savaient comme ils ont raison. Mais peut-être qu’ils savent, peut-être qu’ils en sont vraiment. J’ai été pris d’un mouvement de recul, je devais avoir l’air étrange car j’ai vu mon voisin d’en face qui me regardait avec insistance. J’ai souri d’un air bête, et je me suis levé, pour sortir au prochain arrêt. L’air frais du dehors m’a fait du bien. J’ai traversé le boulevard pour me rapprocher de la Seine, qui coulait paisiblement. En suivant des yeux le fil de l’eau , je sentais des souvenirs remonter à la surface de ma mémoire, comme des bulles. Je me mis à fredonner cette chansonnette ridicule qu’Isis m’avait apprise : Déçus, où j’ai vidé mon âme

Ils sont parmi nous, ils nous regardent

Ils passent, et repassent, entre nos vies rigides

Pales fantômes , qui nous regardent

Mais nous ne les voyons pas,

Parce que nous ne voulons pas les voir

Alors ils passent et repassent

Passagers de nos vie qui ne vont nulle part

C’est par Isis que j’ai connu mon premier passager. Nous étions allés à un spectacle de Bartabas, l’opéra équestre. Dès le début, je m’étais senti envouté par ces chants venus d’un autre âge et par l’étrange harmonie des litanies lancinantes berbères qui faisaient échos aux chaudes voix des chanteurs caucasiens. Sur la piste, des hommes-chevaux virevoltaient dans un nuage de sciure, renâclant, piaffant, cabriolant, sautant et ressautant au rythme des tambours. Fasciné par le spectacle, je n’avais pas fait attention aux gens qui m’entourait, et c’est à peine si je prêtai attention au murmure d’Isis, qui me souffla dans l’oreille: Tiens, tu vois, lui, devant, c’est un passager. Machinalement, je jetai un œil vers l’homme qu’elle me désignait. De prime abord, je fus frappé par l’intense impression d’ennui qui semblait se dégager de toute sa personne. Une gabardine grise froissée et tachée, un col jauni, des cheveux sagement plaqué avec une brillantine bon marché qui devait sentir le savon de Marseille…Il semblait suinter l’ennui par toutes les pores de sa peau. J’imaginais déjà sa petite vie tranquille, réglée comme une horloge à quartz, seulement illuminée par l’annonce des rapports du tiercé le dimanche après-midi. J’allais demander à Isis ce qu’elle pouvait trouver d’extraordinaire à ce bonhomme, quand par le jeu des projecteurs, un pinceau de lumière tomba sur lui, et lui éclaira le visage. Il avait des sourcils très fins, presqu’ inexistants, un nez aigu comme un rasoir, une bouche pincée aux lèvres minces qui lui donnaient un air d’extrême jeunesse. Mais ce qui me frappa, ce fut l’expression de son regard: il regardait fixement devant lui un point imaginaire, quelque part sur la piste, en une attitude qu’une inspection rapide eut pu prendre pour de l’ennui profond. En le regardant plus longuement, je m’aperçus cependant qu’il dormait les yeux ouverts.. J’ai rencontré beaucoup d’autres passagers par la suite, et j’ai eu l’occasion d’observer plus précisément cet état léthargique qui caractérise les premières phases du voyage. Jamais je n’ai pu me départir de cette première impression d’avoir affaire à un être en état de sommeil éveillé.

Puis, le projecteur bougea, et la face de l’homme replongea dans l’ombre. Je me tournai vivement vers Isis, qui me regardait de son petit air moqueur, comme une grande sœur sourit à son petit frère quand elle lui a fait entrouvrir la porte du jardin défendu. A la fin du spectacle, l’homme disparut dans la cohue sans que j’ai l’occasion de le dévisager à nouveau pour voir s’il s’était réveillé. Je pris sans un mot la main d’Isis, et l’emmenai avec moi s’asseoir sur la berge du canal avoisinant. Sous le couvercle du ciel où les étoiles s’allumaient une à une, elle me raconta l’histoire des passagers.