Cette activité concerne principalement la supraconductivité à haute température critique dans les cuprates.
Dans ce domaine très dynamique, qui vient de fêter ses dix ans, le mécanisme responsable de cette nouvelle supraconductivité n'est toujours pas connu. Cependant, après une première phase agitée et quelque peu "brouillonne", et une deuxième phase de "décantatation", qui a permis de valider les résultats expérimentaux pertinents et de dégager des concepts théoriques originaux, on peut raisonnablement dire que l'on est maintenant dans la dernière ligne droite qui devrait déboucher sur une compréhension complète du phénomène.
Dans ce développement, la diffusion de neutrons joue un rôle capital. Elle permet en particulier d'étudier les excitations vibrationnelles nucléaires et les fluctuations magnétiques, et d'apporter ainsi des informations très précieuses pour comprendre l'origine microscopique de la supraconductivité. Les neutrons permettent également d'étudier l'organisation du réseau de vortex en présence d'un champ magnétique. Ces études exigent des cristaux de grande taille, donc un effort du côté des matériaux, sur place ou en liaison avec des laboratoires extérieurs. Enfin ce travail expérimental est indissociable d'un effort de compréhension à partir d'un cadre conceptuel, ce qui nécessite un couplage fort avec une activité théorique qui s'est développée au laboratoire depuis cinq ans.
Ces deux dernières années ont été marquées par l'extension des études de dynamique de spins à un système monocouche La2-xSrxCuO4(thèse de S. Petit), par la cristallogénèse de cristaux de cuprates au bismuth (thèse de L. Manifacier), par les premiers résultats concernant la diffusion aux petits angles par un réseau de vortex dans un cristal d'YBa2Cu3O7 (A. Brûlet et C. Simon (Crismat), thèse de M. P. Delamare) et enfin par l'extension des études théoriques à la dynamique des trous et à l'interrelation selfconsistante entre la dynamique des trous (photoémission) et la dynamique de spins (neutrons,RMN), (F. Onufrieva).
A. YBCO (YBa2Cu3O6+d).
Le travail initié par Jean Rossat-Mignod sur l'étude des fluctuations
magnétiques dans YBCO, en fonction de d, et qui s'est poursuivi sur
plusieurs années, a fourni des résultats remarquables, soulignant la
qualité des possibilités de la neutronique française et la vitalité
de ses équipes. Les points clé suivants: la persistance des corrélations
antiferromagnétiques, l'existence d'un gap de spin Eg et d'une résonance
Er, directement liés au gap supraconducteur et variant avec lui, ainsi que
l'existence du pseudogap de spin à T < T* en régime sous-dopé, étaient mis en évidence dès 1991
et très rapidement une explication globale des observations était proposée par J.Rossat-Mignod et F.Onufrieva. La poursuite de ce
type d'étude a permis de suivre dans tout le diagramme de phases l'évolution de ces points clé. Ces résultats comme leur interprétation théorique ont été, par la suite, répétés par les équipes concurrentes.
Après l'étude du système pur, l'étude des effets induits par des substitutions du cuivre (principalement par Zn, mais aussi Ni et Fe) a apporté des informations précieuses sur l'évolution simultanée des propriétés supraconductrices et de la dynamique de spins. Cette étude a donné lieu à deux thèses dans le laboratoire (R.Villeneuve et Y.Sidis), soutenues en 1995. Les années 1995 et 1996 ont donc vu essentiellement l'achèvement du travail sur les effets du zinc dans le régime sous-dopé.
Enfin, l'obtention de monocristaux de plusieurs cm3 de volume a permis
de poursuivre l'étude de la réponse magnétique du système pur vers
les hautes énergies (50 meV < < 120 meV) et de mettre en évidence une réponse à caractère optique, liée à la structure en
bicouche de YBCO.
A1 Effets de substitution (thèses de R.Villeneuve et de
Y.Sidis).
Les études de dynamique de spins concernant YBCO substitué au zinc se sont
prolongées dans le régime sous-dopé en trous (O6.7 avec 0.02 de Zn et une Tc de 17 K). La présence d'une forte réponse à basse énergie dûe
à la substitution coexiste avec une réponse analogue à celle du système
pur où se manifestent les effets de pseudogap.
L'interprétation de ces résultats s'appuie sur les études structurales qui ont permis de mieux comprendre comment la substitution du cuivre par Zn ou Ni affecte les plans CuO2 (thèse de R.Villeneuve).
Les effets magnétiques induits par substitution par le fer ont été
étudiés par diffraction sur poudre (I.Mirebeau).
A.2. Fluctuations magnétiques de haute énergie (Ph.Bourges).
La structure particulière en bicouche de YBCO autorise des excitations de
haute énergie ( > 60 meV) à caractère optique (ou en opposition de phase) : onde de
spin dans la phase isolante, fluctuations dans la phase métallique.
L'étude de ces excitations a été faite en collaboration avec une équipe
américaine (Princeton University, B.Keimer). La mesure du mode optique dans
l'état isolant a permis de déterminer la valeur du couplage interplan
(J = 0.08 J). Dans l'état métallique (O6.5), on observe une diffusion à haute énergie qui, contrairement à celle observée à plus basse énergie, n'est plus piquée en position antiferromagnétique () et présente une certaine dispersion. L'étude doit se poursuivre
à dopage plus élevé.
B. Autres systèmes (La2-xSrxCuO4 et Nd2-xCexCuO4)
L'identification des caractères communs à tous les supraconducteurs à
haute Tc nécessite l'étude de composés présentant des propriétés particulières différentes de celles de YBCO. C'est l'objet des travaux menés sur le
système La2-xSrxCuO4 ( monocouche, différence dans la surface de Fermi),
et sur le système Nd2-xCexCuO4 (dopage en électrons).
B.1. La2-xSrxCuO4 (thèse de S. Petit).
Les mesures ont été effectuées sur plusieurs échantillons : x=0.1 (Tc = 25 K), x=0.15 (Tc = 35 K) et x=0.2 (Tc = 15 K), préparés au
laboratoire de Chimie des Solides d'Orsay (A.Revcolevschi) ou prêtés par
le KFK (Karlsruhe). La dynamique de spins de ce système se singularise par le
caractère incommensurable de la réponse magnétique à basse énergie, piquée en . Les mesures réalisées au LLB ont permis de mettre
en évidence que la réponse magnétique se recentre en position commensurable à haute énergie ( > 50 meV). L'existence d'un gap
de spin vers 3.5 meV, dans la phase supraconductrice du composé à dopage
optimum, a été confirmée. Enfin des fluctuations de très basse énergie
( 1.5 meV) ont été observées pour la première fois, sur tous les
échantillons. La
dépendance en de ce nouveau signal et son évolution avec la température indique l'apparition à basse température de corrélations
antiferromagnétiques à courte portée persistant sur un temps de l'ordre
de la picoseconde.
B.2. Nd2-xCexCuO4 (thèse de M.d'Astuto).
Ce composé est dopé aux électrons. Il n'y a pas de symétrie électron-trou et le diagramme de phase est assez différent de celui des
composés dopés aux trous. L'étude des fluctuations magnétiques dans la
phase supraconductrice est en cours. L'existence d'excitations magnétiques dûes aux effets de champ cristallin électrique sur le Néodyme rend cette
étude particulièrement délicate.
Les études cristallographiques, pour comprendre la relation entre le transfert de charges et les propriétés structurales, se sont terminées ( thèses de L.Vasiliu-Doloc et de P.Vigoureux ).
Le programme mené par l'équipe Allemande du KFK, Karlsruhe ( W. Reichardt, M. Braden et
L Pintschovius) concerne principalement la dynamique de réseau dans les cuprates (YBCO et LSCO) et dans d'autres perovskites supraconductrices.
A. Cuprates.
Des anomalies de phonons ont été mises en évidence dans YBa2Cu3O7
et dans La2CuO, qui traduisent un couplage électron-phonon
important.
B. Autres perovskites.
B.1. (Ba1-xKx)(Bi1-yPby)O3.
Le composé BaBiO3 isolant de structure perovskite, peut être rendu
métallique et supraconducteur (Tc=35K) par dopage. Les études de courbes
de dispersion de phonons ont révélé des anomalies dans la phase
supraconductrice, qui restent encore incomprises pour le composé dopé
au Pb.
B.2. Sr2RuO4.
C'est la seule perovskite non cuprate possédant une structure à couche et
présentant une phase supraconductrice (Tc=1K). Il est intéressant d'étudier la dynamique de réseau de ce composé en relation
avec les autres perovskites supraconductrices. L'absence d'anomalie dans
les modes de type "bond stretching" semble indiquer un couplage
électron-phonon faible. Un comportement singulier est cependant observé
pour des modes impairs polarisés suivant l'axe c.
3. Etude par diffusion de neutrons aux petits angles du réseau de vortex dans YBa2Cu3O7.
Le réseau de vortex a été mis en évidence par DNPA dans un échantillon d'YBCO maclé préparé par le Crismat. Cette étude est pilotée par C. Simon à Caen avec A. Brûlet au LLB.
Les résultats indiquent un piégeage important des vortex par les macles. En raison d'une distance entre plans de macles voisine de la distance entre vortex, il existe un effet de compétition et, suivant l'orientation du champ par rapport au plan de macle, on observe soit un réseau hexagonal soit deux réseaux carrés; ce résultat est nouveau.
La longueur de corrélation des vortex selon la direction du champ a été évaluée; elle est de quelques milliers d'Angstrms dans la direction de l'axe c.
4. Matériaux et cristallogénèse .
L'obtention de monocristaux de grande taille et de qualité est indispensable pour la diffusion inélastique et pour l'étude du
réseau de vortex. Il existe au LLB, un groupe matériaux cristallogénèse
dirigé par G. Collin. C'est dans ce groupe qu'ont été préparés
les monocristaux et polycristaux d'YBCO dopé au zinc (thèse de R Villeneuve). Des
cuprates au bismuth sont actuellement en préparation: Bi2212(bicouche)
[thèse de L Manifacier] et Bi2201(monocouche).Ces composés ressemblent
respectivement à YBCO et à LSCO, tout en étant plus bidimensionnels,
avec comme grand avantage le fait que, dans les composés au bismuth,
il existe de remarquables études de photoémission résolue en angle
qui apportent des informations précieuses sur les propriétés
électroniques (réponse spectrale, surface de Fermi, gap et pseudogap...).
Ces informations devraient permettre de mieux comprendre les mesures magnétiques obtenues par diffusion de neutrons (dans un système
métallique le magnétisme est directement relié aux propriétés
électroniques). De plus le diagramme de phase de Bi2212 présente une
région dite surdopée (où Tc diminue quand le dopage augmente), région qui n'existe pas dans YBCO et qui pourrait être étudiée
dans Bi2212. Le composé Bi2201(monocouche) qui ressemble beaucoup à
LSCO a l'avantage sur celui-ci d'avoir une surface de Fermi connue (celle de LSCO n'est pas connue).
L'étude des composés Bi2212 substitués aux terres rares constitue la thèse de L. Manifacier. Des cristaux de 20 mm3 sont disponibles et un montage de plusieurs cristaux alignés ensemble devrait permettre de faire des mesures préliminaires de diffusion inélastique.
Par ailleurs, G. Collin s'efforce de préparer des cristaux de YBCO dopé au nickel (impureté magnétique très différente du zinc) et des cristaux de YBCO dopé au calcium présentant un diagramme de phase intéressant avec une région métallique non supraconductrice entre la région antiferromagnétique isolante et la région supraconductrice, ainsi qu'une région supraconductrice surdopée à fort dopage.
Les autres échantillons étudiés au LLB proviennent de laboratoires extérieurs: Orsay(A.Revcolevschi) pour LSCO, Amsterdam(V.Djuin) pour Nd2-xCexCuO4, Princeton et Grenoble(Tournier) pour le gros cristal d'YBCO, et Caen(Crismat) pour l'échantillon d'YBa2Cu3O7 étudié en DNPA.
5. Théorie.
L'activité théorique repose principalement sur
une théoricienne (F.Onufrieva) arrivée au LLB en 1992 et embauchée par le CEA en
1996. Elle a d'abord développé une théorie des électrons
fortement corrélés dans les plans CuO2, afin de comprendre les
expériences de diffusion de neutrons et de RMN. Dès 1993 , elle est la
première à apporter une vision cohérente de l'évolution des propriétés
magnétiques avec le dopage, dans les cuprates à haute temperature critique.
Plus récemment l'activité théorique s'est développée au sein d'une petite équipe (avec deux seniors F. Onufrieva et P. Pfeuty, deux étudiants en thèse Y. Sidis et S. Petit, et deux postdocs russes D. Aristov et M. Kiselev) et s'est tournée vers l'étude de la dynamique des porteurs de charge (trous). Cette orientation est importante pour plusieurs raisons : (i)dans un système d'électrons corrélés, la susceptibilité magnétique (fonction de réponse à deux porteurs de charge) est intimement liée à la fonction de réponse à une particule (photoémission) et réciproquement, (ii) de très belles expériences de photoémission résolue en angle révèlent des propriétés électroniques très anormales dans l'état métallique sous-dopé au dessus de Tc (pseudogap, bandes plates, réponses spectrales très larges), (iii) la situation est mûre pour avoir une compréhension microscopique conjointe de la dynamique de spins et de la dynamique de charges et ainsi, aller vers une compréhension globale de la physique des cuprates à haute température critique qui inclue le phénomène de supraconductivité à haute température.
Nous citerons trois résultats théoriques significatifs obtenus récemment.
1.La mise en évidence d'un seuil dans le dopage, tel que pour seuls les trous apportés par dopage sont mobiles et la surface de Fermi est petite (), alors que pour , les trous itinérants "contaminent" les trous localisés de sorte que la surface de Fermi devient grande (), comme cela a été observé en photoémission.
2.Le développement d'un modèle microscopique qui explique comment, à partir des seules corrélations électroniques, une interaction attractive, nécessaire pour l'appariement supraconducteur, est générée par l'échange antiferromagnétique. Cette interaction étant très élevée entraîne une haute température supraconductrice. Sa symétrie combinée à celle de la surface de Fermi impose la symétrie dx2-y2 du paramètre d'ordre supraconducteur.
3. L'explication du comportement anormal des trous dans l'état métallique sous-dopé au dessus de Tc (bandes plates , pseudogap... ) à partir de l'effet combiné des corrélations fortes et d'une transition topologique de la surface de Fermi, quand le niveau de Fermi est proche d'un point col.
Conclusion et perspectives.
L'activité supraconductivité se développe de façon équilibrée avec une équipe dynamique, et le programme prévu il y a deux ans s'est vu réalisé en grande partie: poursuite des études de dynamique de réseau avec des systèmes voisins(Sr2RuO4), étude très complète des fluctuations magnétiques dans LSCO, première étude du réseau de vortex dans YBCO, extension de la théorie à la dynamique des porteurs de charge.
Dans les prochaines années, afin de progresser dans la compréhension des problèmes importants encore sans réponse (nature du régime surdopé, cuprates dopés aux électrons, origine du pseudogap, rôle du nombre de couches ), les études magnétiques doivent s'étendre à de nouveaux systèmes (systèmes dopés aux électrons et composés au bismuth). Ces nouvelles études devront être scrupuleusement comparées aux données déja bien établies (YBCO) et passées au crible des théories existantes. De cette analyse comparative pourra émerger une compréhension générale des supraconducteurs à haute Tc. Les études neutrons doivent être analysées en relation avec d'autres techniques spectroscopiques: RMN évidemment, mais aussi photoémission résolue en angle, dans un cadre théorique élargi.
Il faut maintenir l'interrelation indispensable avec les matériaux et avec la théorie, et poursuivre les efforts de collaboration avec les équipes françaises et étrangères.
L'étude du réseau de vortex a bien commencé, et est amenée à se développer sous l'impulsion de l'équipe de Caen (accrochage du réseau de vortex par les plans de macles).
L'aventure de la supraconductivité à haute température critique est loin d'être terminée; il reste encore beaucoup à comprendre et à découvrir dans ce domaine passionnant, très riche, et plein de surprises.