Systèmes quasicristallins

Depuis de nombreuses années, le débat sur la stabilité des quasicristaux est très intense. Est-ce que le minimum de F= U-TS est déterminé surtout par le terme U de sorte que le quasicristal est l'état fondamental a 0 K (modèle du QC parfait [1])? Ou est-ce que c'est uniquement le terme d'entropie qui assure une stabilité à haute température à cause du désordre phasonique (le modèle du pavage aléatoire, ``random tiling model'' [2])? En effet, le nombre de configurations différentes que l'on peut générer par des phasons est gigantesque [3]: l'entropie du pavage aléatoire est de 0.24 par sommet. Au départ on avait observé que les pavages de Penrose obéissent à des règles d'accollement (``matching rules'') et on avait spéculé que celles-ci pourraient exprimer une contrainte énergétique locale et ainsi expliquer la stabilité du QC. Mais il a été démontré par la suite [4] que bien que locales ces règles d'accollement ne sont pas des règles de croissance. En se basant uniquement sur elles, on finit toujours par introduire des erreurs dans la structure. C'est cette observation qui a provoqué les deux modèles concurrents cités plus haut. Le modèle du pavage aléatoire résout le problème en faisant de l'existence de nombreux défauts une vertu et une condition nécessaire. Les tenants du modèle du QC parfait proposent que les défauts de croissance sont éliminés dans un recuit par la présence d'une diffusion extrêmement rapide [5].

Ces dernières années on a mis en évidence une diffusion diffuse aux pieds des pics de Bragg qui est prédite par le modèle du pavage aléatoire [6]. En conséquence, des travaux se sont déclenchés dans le but de mieux comprendre l'origine de cette diffusion diffuse [voir poster par R. Caudron et al.]. Il est apparu que l'interprétation de cette diffusion diffuse ne peut pas s'inscrire dans le cadre du pavage aléatoire. Elle disparaît à haute température et rentre dans les pics de Bragg (dont l'intensité augmente!) [7]. Ceci est en contradiction avec le modèle du pavage aléatoire qui stipule au contraire que la diffusion diffuse doit augmenter avec la température, la structure devenant de moins en moins parfaite [8]. Au lieu de l'établir, ces résultats éliminent donc une fois pour toutes le pavage aléatoire comme modéle viable pour la stabilité. La recherche par R. Caudron et al. a révélé qu'il y a également une diffusion diffuse importante loin des pics de Bragg. Cette diffusion diffuse ne peut pas être expliquée par la diffusion incohérente dont la section efficace n'est pas suffisante. Son analyse est en cours [poster Caudron et al.]. L'ironie du sort a voulu que le modèle du quasicristal parfait - lui aussi! - soit confronté à des difficultés: la diffusion rapide prédite par Kalugin et Katz n'a pas été observée par des méthodes d'éléments traceurs [9] et il y a un désaccord total entre d'une part les temps de sauts extrêmement rapides observés par diffusion quasi-élastique de neutrons et effet Mössbauer [voir posters S. Lyonnard et al., G. Coddens et al.] et, d'autre part, les coefficients de diffusion mesurés par éléments traceurs.

Comment résoudre ce paradoxe? Peut-être pouvons nous d'ores et déjà fournir quelques éléments de réponse. En dépit de l'existence de temps de saut record, la nécessité d'un processus d'assistance pour expliquer le comportement des phasons en fonction de la température constitue une gêne considérable pour la diffusion [voir poster G. Coddens]. Peut-être l'échelle locale de ces sauts est-elle suffisante pour garantir l'obtention d'une structure parfaite par recuit? D'autre part, nous avons observé que les mouvements de l'Al sont encore plus rapides que ceux des autres éléments et pourraient être non-assistés [voir poster G. Coddens et al.]. La diffusion de l'Al n'a pas encore été mesurée par éléments traceurs. Le modèle de Kalugin et Katz s'appliquerait-il alors uniquement à l'Al? D'autres arguments plaident pour une mobilité sans égale de cet Al, qui constitue 62 % de la structure. Les surfaces des QC recuits sont systématiquement plus riches en Al [10]. Les échantillons de poudre deviennent solidement frittés après un chauffage au dessus de 750 C et à ces températures ils réagissent chimiquement avec tous les containers sauf ceux faits en alumine. Les phasons deviennent observables au dessus de la température de fusion de l'Al, qui marque aussi le début de la disparition de la diffusion diffuse. Peut-être la diffusion neutronique pourra apporter une autre contribution à la solution de ce casse-tête chinois. Une expérience avec des neutrons incidents de 5 eV permettra de mesurer la distribution de moments des éléments chimiques dans un monograin d'AlPdMn. Ce que l'on n'arrivait pas à faire par substitution isotopique devient ici possible par un effet physique simple. Le recul des trois éléments permet de différentier leurs contributions dans le domaine de l'énergie. Si l'Al devient très mobile à haute température, sa distribution de moments devrait s'élargir d'une façon significative. Cette expérience pourrait également donner quelques indications concernant le processus d'assistance.

Les considérations précédentes montrent l'importance cruciale jouée par les recherches menées sur les sauts atomiques [voir poster S. Lyonnard et al.]. Dans le cadre de la thèse de Sandrine Lyonnard, les vecteurs de saut ont pu être mesurés dans un monograin d'AlPdMn. Les résultats sont compatibles avec le modèle structural de Katz et Gratias [1]. Ceci rejoint une autre discussion vive dans le domaine, notamment celle sur la structure. Malheureusement nos résultats sur les vecteurs de saut par diffusion quasi-élastique ne sont probablement pas suffisamment précis pour permettre de trancher entre les modèles mis en compétition pour décrire la structure. A l'avenir nous espérons quand-même apporter des réponses expérimentales à ce problème par une expérience de diffraction Mössbauer sur un tout petit monograin d'AlCuFe (entièrement enrichi en 57Fe) à l'ESRF. Ceci permettrait d'obtenir les corrélations Fe-Fe pures - ce qui n'est pas possible avec les neutrons, même par substitution isotopique - et de tester les divers modèles. Les résultats seront complétés par une expérience de diffusion anomale, également à l'ESRF.

L'étude des sauts atomiques dans un système décagonal serait probablement plus simple à interpréter et donc plus incisive au niveau des tests de modèles structuraux, mais persiste à buter pour l'instant sur l'indisponibilité de monograins de taille suffisante. Cette situation changera probablement dans les années à venir.

Faute de possibilité de contraste isotopique, on est tenté, dans certains cas, d'essayer des substitutions isomorphiques pour faire avancer les études structurales. Par exemple, on peut songer à remplacer le Mn par le Cr dans AlPdMn, tout en espérant que la structure ne sera pas modifiée. Selon d'autres auteurs ce n'est pas possible et il faut substituer le Mn par une combinaison Fe/Cr. Or ceci est très sérieusement remis en cause actuellement par les études entamées par T. Schenk et al. [voir poster].

L'étude de la diffusion de l'hydrogène [voir poster G. Coddens et al.] dans les quasicristaux TiZrNi aborde un nouveau thème. Elle a donné d'entrée une surprise. Il semble que le signal de l'hydrogène montre le même comportement bizarre en fonction de la température que les phasons. Cette observation permettra peut-être de tester les modèles d'assistance invoqués plus haut.

Les difficultés rencontrées pour expliquer la stabilité des QC ont suscité une troisième description des QC en termes de clusters. Ces clusters émergent naturellement des modèles structuraux. Au niveau énergétique on peut objecter que certains de ces clusters se recouvrent et que l'on peut même les faire disparaître, réapparaître ou déplacer dans certains endroits par quelques sauts atomiques. Les forces inter-clusters et intra-clusters sont en effet comparables. Ces apparences géométriques ont néanmoins incité à des recherches d'une éventuelle pré-existence de clusters dans l'alliage liquide. Ces études ont démontré que tout le signal au delà de 6 Å-1 provient des clusters [voir poster par H. Klein et al.]. L'étude a abouti à une surprise de taille dans le domaine du magnétisme et mis en évidence des effets très originaux [voir poster V. Simonet et al.]. En effet, le Mn, qui n'est pas magnétique dans le quasicristal, le devient dans le liquide! Les quasicristaux n'ont donc pas fini de nous surprendre.

Références
[ 1] A. Katz and D. Gratias, J. Non-Cryst. Solids 153 & 154, 187 (1993); A. Le Lann and J. Devaud, J. Phys. France I 5, 129 (1995).
[ 2] M. Widom, D.P. Deng and C.L. Henley, Phys. Rev. Lett. 63, 310 (1989); K. Strandburg, L.-H. Tang and M.V. Jaric, Phys. Rev. Lett. 63, 314 (1989).
[ 3] R. Mosséri in Lectures on Quasicristals, ed. F. Hippert and D. Gratias, Les Editions de la Physique, les Ulis, 1995.
[ 4] S. Dworkin and J.I. Shieh, Comm. Math. Phys. 168, (1995) 337.
[ 5] P.A. Kalugin and A. Katz, Europhys. Lett. 21, 921 (1993).
[ 6] M. de Boissieu, M. Boudard, B. Hennion, R. Bellissent, S. Kycia, A. Goldman, C. Janot, and M. Audier; Phys. Rev. Lett. 75, 89 (1995).
[ 7] M. Boudard, M. de Boissieu, A. Letoublon, B. Hennion, R. Bellissent and C. Janot, Europhys. Lett. 33, 199 (1996).
[ 8] G. Coddens, Int. J. Mod. Phys. B, in press.
[ 9] J.-L. Joulaud, C. Bergman, J. Bernardini, P. Gas, J.M. Dubois, Y. Calvayrac and D. Gratias, J. Phys. IV France, 6-C2, 259 (1996); Th. Zumkley, H. Mehrer, K. Freitag, M. Wollgarten, N. Tamura, and K. Urban, Phys. Rev. B 54, R6815 (1996); W. Sprengel, T.A. Lograsso and H. Nakajima, Phys. Rev. Lett. 77, 5233 (1996).
[10] M. Gierer, M. A. Van Hove, A. I. Goldman, Z. Shen, S. L. Chang, C. J. Jenks, C. M. Zhang and P. A. Thiel, Phys Rev Lett, 78, 467 (1997).


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LLB Janvier 1998