... Le football moléculaire et la suie supraconductrice

AVRIL 1994 N°13

Modèles de poussières interstellaires en laboratoire

Les poussières interstellaires jouent un rôle essentiel dans l'équilibre radiatif des galaxies et naturellement dans l'apparence du ciel. Elles résultent de la condensation des gaz expulsés par les étoiles et, par suite de collisions, leurs tailles vont de l'agrégat de quelques centaines d'atomes jusqu'au grain de 1 µm. Tandis que les atomes et les molécules, très abondants dans le ciel, sont caractérisés par des spectres d'absorption constitués de raies fines, le spectre des poussières se distingue par des bandes larges ainsi qu'un continuum étendu dans l'infrarouge. Parmi les jeux auxquels se livrent les astrophysiciens, l'un des plus attrayants consiste à attribuer ces signatures en les comparant à celles de matériaux modèles étudiés en laboratoire.

Ainsi, les étoiles riches en carbone donnent naissance, dans leur voisinage, à un spectre d'émission très riche composé d'une dizaine de bandes réparties dans le proche et moyen infrarouge. La figure 1a représente le spectre d'émission infrarouge d'une des nébuleuses carbonées les mieux étudiées, avec l'indication de toutes les bandes observées jusqu'ici dans les nébuleuses similaires. Leurs positions ne changent pas d'une source à l'autre, même si les intensités relatives des bandes varient néanmoins beaucoup.

Découvertes dans les années 70, ces bandes furent attribuées, en 1984, à des molécules polycycliques aromatiques hydrocarbonées. Mais cette attribution est contestée et, depuis quelques années au SPAM, nous avons exploré une autre piste, celle des poussières (agrégats solides) carbonées. Grâce à un effort pluridisciplinaire coordonné, nous avons notamment montré que des grains de charbon étaient susceptibles de rendre compte des spectres en question.


Figure 1 : Comparaison des signatures spectrales interstellaires à celles d'un modèle de laboratoire;
a) Spectre d'émission de la nébuleuse carbonée NGC
b) Spectre d'absorption d'un échantillon d'anthracite.

Avec l'aide des spécialistes du carbone (CRSOCI, Orléans) et de la spectroscopie infrarouge (Laboratoire de Chimie Organique et de Spectroscopie Moléculaire, Marseille), nous avons constaté que des échantillons de charbon présentent toutes ces bandes ainsi d'ailleurs qu'un continuum (Fig. 1b). Cela tient à la structure particulière et remarquable de ce matériau. En effet, une fois séparé de tous ses minéraux (10 %) ainsi que des gaz occlus dans ses pores, le charbon ne contient guère plus que les trois éléments actifs les plus abondants dans l'univers, C, H et 0 (1:0.5:0.02 en nombre d'atomes). La majeure partie des atomes de carbone y est organisée en briques élémentaires, appelées unités structurales de base, de 10 à 20 Å de côté (Fig. 2), faites de plans pseudo-graphitiques superposés, eux mêmes constitués de quelques cycles benzéniques. Ces briques sont réparties et orientées au hasard mais reliées par des ponts oxygénés. A leur périphérie sont attachés des groupements fonctionnels, composés surtout d'oxygène et d'hydrogène, dont les vibrations donnent lieu à des signatures spectrales caractéristiques. Ainsi la bande à 3,3 µm dans le spectre de la figure 1b correspond à l'élongation des liaisons C-H. De façon générale, on observe que les intensités relatives des bandes dépendent beaucoup de l'âge du charbon et des traitements thermiques qu'il a subis, mais que leurs positions varient peu d'un échantillon à l'autre : la figure 1 montre qu'elles coïncident pratiquement avec celles du ciel, même si les deux bandes les plus rouges, (autour de 13 µm) semblent être remplacées par un plateau de faible intensité dans les spectres interstellaires.

Mais ce n'est pas tout ! Le charbon permet de résoudre une autre énigme, dans l'ultraviolet cette fois. Dès 1965, les astronomes avaient détecté, dans toutes les directions de la Galaxie, une bande très intense à 2175 Å, superposée à un continuum, et avaient tenté, sans grand succès, de l'interpréter par des grains de graphite. La présence dans le charbon de briques pseudographitiques nous a conduits à rechercher si celles-ci, malgré leurs irrégularités, ne pouvaient pas donner naissance à des signatures dans l'UV, comme pour le graphite, mais à la bonne longueur d'onde. Deux techniques de spectroscopie des états électroniques furent alors mises en œuvre : la spectroscopie de perte d'énergie des électrons (LISE, Namur) et la spectroscopie de réflectivité (LURE, Orsay). Les deux méthodes mirent en évidence, pour les charbons les plus anciens (les plus graphitiques), une bande d'absorption située à 2200 Å, cédant la place, pour les charbons les plus récents, à un continuum intense.


Figure 2 : Structure schématique du charbon.

Ainsi dans l'UV comme dans l'infrarouge, l'heureuse combinaison des charbons d'âges différents permet de commencer à rendre compte des caractéristiques des spectres interstellaires. Mais alors, comment le charbon se forme-t-il dans les étoiles ? Il faut savoir que celles-ci, à un certain stade de leur évolution, éjectent autour d'elles des gaz chauds (hydrogène, carbone, oxygène, ... ) qui, en se détendant, se refroidissent et forment des molécules (CO, C2H2, ...) puis des grains solides quand leur température descend en deçà de 1000 K environ. On a ainsi détecté avec certitude, dans le spectre de ces enveloppes "circumstellaires", la signature du carbure de silicium (SiC) entre 11 et 11,5 µm. Or, une autre équipe du SPAM, spécialisée dans la production de "nanopoudres" pour composants thermomécaniques, a précisément synthétisé des grains de SiC dans des conditions de température et de composition chimique similaire à celle des étoiles en irradiant un jet gazeux de méthane (CH4) et de silane (SiH4) à l'aide d'un laser infrarouge de forte puissance. La tentation était alors grande de chercher à synthétiser des agrégats de charbon dans les mêmes conditions. C'est désormais chose faite à partir d'un mélange de deux gaz présents dans les enveloppes stellaires, l'éthylène (C2H2) et l'oxygène; les grains noirs obtenus par cette technique présentent un spectre analogue à celui du charbon (Fig. 1b).

Décidément, la chimie du carbone ne nous a pas encore livré tous ses secrets.


Pour en savoir plus :

Astronomy and Astrophysics, 217 (1989) 204; 241 (1991) 215; 270 (1993) L5.
J. Chem. Soc. Faraday. Trans. 89 (1993) 2289.

Contacts :

0. Guillois et R. Papoular.

Le Comité de rédaction


Phases Magazine N° 13
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