...Phases Magazine N° 11
Croissance cristalline atome par atome : à qui la faute ?.

DECEMBRE 1993 N°12

Comment se forme la buée ?

Lorsqu'on souffle sur une surface froide, la vapeur d'eau se condense généralement sous la forme d'une myriade de petites gouttelettes qui forment une couche blanchâtre : la buée.
Ce phénomène est général et souvent bien gênant. Mais qu'en est-il exactement ? Une équipe du SPEC a étudié sa formation qui révèle bien des surprises.


Figure 1 : Dépôt d'agrégats d'argent par évaporation sur un substrat de carbone.

La formation de la buée

La buée naît et croît en plusieurs étapes, dont voici les principales. La première est une nucléation de gouttes submicroniques isolées sur des défauts, géométriques (rayures) ou chimiques (impuretés), de la surface. Lorsque quelques molécules d'eau touchent une surface assez froide, elles peuvent s'organiser en liquide. Il faut un nombre minimum de molécules pour former une goutte stable : on parle de rayon "critique" de goutte. Les défauts de surface facilitent le passage vapeur-liquide et sont donc des sites privilégiés de nucléation. Un processus analogue peut s'observer au microscope électronique, pour des dépôts d'argent sur une surface de carbone (Fig. 1).

La seconde étape concerne la croissance des gouttes. Les nouvelles molécules d'eau se présentant près de la surface sont très facilement incorporées dans la goutte déjà formée. Cette dernière apparaît alors comme une véritable pompe à vapeur d'eau. La masse d'eau contenue dans la goutte, proportionnelle à la quantité d'eau apportée par la vapeur, varie linéairement en fonction du temps. Le rayon de la goutte varie donc comme la racine cubique du temps t1/3. Cette description suppose que les gouttes sont statiques. En fait, les plus petites gouttes peuvent bouger (par exemple par un mécanisme d'évaporation-condensation) et ont tendance à s'intégrer dans les gouttes plus grosses, peu sensibles au mouvement brownien.

Dans la troisième étape, les gouttelettes, en grossissant, viennent à se toucher et coalescent, c'est-à-dire fusionnent. La surface qu'occupaient deux gouttes avant de fusionner étant plus grande que la surface occupée par la goutte résultante, en raison de la forme sphérique de la goutte, le phénomène de coalescence diminue la surface occupée sur le substrat. Un équilibre s'établit alors : les gouttes grossissent grâce à l'apport de vapeur d'eau extérieur mais la coalescence diminue l'aire occupée : l'aire totale occupée reste constante, autour de 55 % pour une surface plane. Lors de cette étape, le rayon des gouttes ne varie plus en t1/3 mais s'accélère pour devenir en t pour une surface plane. Ces lois de croissance sont universelles et ne dépendent que de la dimensionnalité des gouttes et de celle du substrat. Ainsi le rayon des gouttes ne s'accélère qu'en t1/2 pour un substrat unidimensionnel (fil).

A la fin, les gouttes sont tellement grosses qu'elles finissent par glisser par l'effet de la gravité si la surface n'est pas horizontale (sur les vitres), libérant ainsi le substrat où de nouvelles familles de gouttes peuvent croître. Ces étapes peuvent être modifiées soit par l'apparition de nouvelles générations de gouttes sur les portions de substrats laissés libres par une coalescence, soit par des défauts du substrat (rayures, hétérogénéités) qui, immobilisant les gouttes lors d'une coalescence, finissent par provoquer la formation d'un réseau de gouttes.

La dynamique de la formation


Figure 2 : Évolution, pour un fil, de la part de surface couverte pur le liquide lors de la condensation de vapeur d'eau.

Une meilleure compréhension du phénomène de buée impose l'étude de la dynamique des fluctuations des grandeurs moyennes mesurables : la taille des gouttes ou la fraction de surface occupée. La surface couverte, par exemple, fluctue rapidement en raison de la coalescence (la figure 2 donne le résultat pour un fil).

La propriété la plus remarquable est que l'analyse en composantes de Fourier des fluctuations montre une variation en 1/f2 de l'amplitude où f est la fréquence et ceci jusqu'à une fréquence nulle. S'il est courant d'observer des fluctuations variant en 1/f (bruit d'avalanche) ou en 1/f2 à haute fréquence (relaxation exponentielle), un bruit en 1/f2 à toute les fréquences était inédit en physique. Nous avons montré que cette loi ne dépend ni de la taille des gouttes, ni de la dimensionnalité du substrat, ni de l'exposant de la loi de croissance.

Buée sur un liquide


Figure 3a : Arrangement de gouttes d'eau condensée sur de l'huile de paraffine.


Figure 3b : Vue transversale d'une goutte de la photo a).

Si on remplace la surface solide sur laquelle se dépose la buée par un liquide non miscible plus léger que l'eau, l'huile de paraffine par exemple, les gouttes qui apparaissent devraient s'enfoncer, entraînées par les forces de gravité. Mais les forces de tension superficielle contrebalancent cet effet pour les petites gouttes qui restent accrochées à la surface

Au cours de la première étape où les gouttes sont éloignées les unes des autres le comportement est identique à celui que l'on aurait sur une surface solide.

Lorsque leur concentration augmente, les gouttes sont soumises à deux forces opposées : une force attractive en inverse de la distance entre gouttes (une goutte, sous l'effet de la gravitation, est attirée dans le creux créé par une autre goutte) et une force répulsive : l'huile empêche les gouttes de fusionner. Les gouttes forment un réseau presque fondu, présentant de nombreux trous (Fig. 3). Cette structure présente une phase qui n'existe que pour des systèmes bidimensionnels : le cristal hexatique.

Le futur

Si on comprend bien un certain nombre de phénomènes liés à la buée, il reste encore à élucider certains mécanismes fondamentaux qui président à la croissance des gouttes entre deux coalescences : à la diffusion en phase vapeur ou à la surface, s'ajoutent des mouvements convectifs dus à la chaleur apportée par la condensation. L'apparition de plusieurs générations de gouttes est aussi un phénomène à éclaircir.

Une question importante est de savoir s'il est possible de mettre au point un modèle théorique qui s'appliquerait à tous les phénomènes de croissance.

Plus pratiquement, une bonne compréhension de la formation de la buée permet d'envisager de nouvelles méthodes pour la supprimer là où elle est gênante: sur les lunettes, les pare-brise, les vitres de serre ...

A l'inverse, la récupération de la rosée comme source d'eau et la stérilisation d'instruments médicaux par condensation de vapeur sont des applications éventuelles.


Pour en savoir plus :

La Recherche, Juillet-Août 1992, Vol 23 p 808.

Contacts :

D. Beysens, P. Guenoun, M. A. Marcos-Martin.

Le Comité de rédaction


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Phénomènes chimiques ultrarapides à l’état condensé ...